Alain Delon : un problème avec la beauté – Jean-Marc Parisis (by Jean Thooris).

 

Delon photo 


À l’occasion du livre ni biographique, ni analytique, ni romanesque (mais tout cela en même temps) que consacre l’écrivain Jean-Marc Parisis à Alain Delon (Un Problème avec la beauté – Delon dans les yeux, chez Fayard), bref retour personnel sur le fameux « mystère Delon ».

Nous avons trop souvent limité le mystère Delon au dédoublement de l’acteur. (Trop) belle gueule au fiévreux regard qui se coule avec passion dans les univers de Visconti, Losey, Melville ou Godard. Mais aussi : homme solitaire, qui joue seul, et qui en arrive à un cinéma ressemblant à du « produit Delon » (jusqu’à faire fuir un François Truffaut qui souhaitait tourner avec lui). Le mystère Delon, pour nous, tenait en une seule interrogation : comment la grâce, d’abord au service des derniers jours du grand cinéma européen, se transforma-t-elle, au début des années 80, en une machinerie entièrement au service de la « star » ? (Godard et son Nouvelle Vague, dernier rôle important de Delon, étant l’exception.)

Jean-Marc Parisis, dans une écriture flamboyante, limite possédée, casse la dualité Delon pour soumettre l’idée d’une fragmentation bien plus vaste que le doppelgänger étudié par Louis Malle dans William Wilson, sketch (moyen) d’Histoires extraordinaires : homme amoureux des femmes mais incapable de fidélité, acteur humble mais aussi créature égotique, refusant de trop se livrer à la presse tout en y déversant des propos nauséeux (impardonnables dérives sur « la maladie homosexuelle » ou sur les bienfaits d’un parti politique raciste que nous ne citerons pas), bon père-mauvais père, parlant de soi à la troisième personne du singulier (jusqu’à la moquerie de tous) alors qu’il s’agit d’établir une distance nécessaire entre le producteur et l’individu, acteur par hasard puis personnalité tellement forte que le cinéma dut s’adapter au « système Delon » (comme avec Belmondo)…

Selon Parisis, Delon était « trop » : trop beau, trop doué, trop dans son époque. « Trop » pour ne pas cacher de sombres secrets : flic ou voyou (Delon a trainé avec de mauvaises graines, jusqu’à l’affaire Markovic qui fit scandale en 68) ? Enfant de l’orphelinat ou star revancharde ? Homme-cinéma ou Monsieur box-office ? Un Problème avec la beauté avance des pistes, ne résout rien, mais, comme son titre l’indique, insiste avec fascination sur la beauté surnaturelle du jeune Delon. Cette beauté en forme de masque, comme si l’acteur l’avait utilisée pour mieux échapper au regard critique. Pour conserver le mystère du « trop ».

Que retenir aujourd’hui de la filmographie d’Alain Delon ? (Nous zapperons volontairement les conneries exprimées par l’acteur dans la presse lors des quinze dernières années – par respect pour son vieil âge et pour ne conserver que l’essentiel : Delon, le don). Au moins quatre « classiques » (ce qui est beaucoup pour un acteur) : Monsieur Klein, Le Guépard, Le Samouraï, Le Cercle rouge, voire l’excellent Le Professeur de Zurlini. Un grand Godard (Nouvelle Vague). Un Melville mineur (Un Flic – ou un « quart de flic » comme disait Delon, qui ne possède aucun humour mais manie la rhétorique). De belles rencontres avec Cavalier (L’Insoumis, dont le final servit de pochette aux Smiths pour The Queen is Dead), Marianne Faithfull (La Motocyclette), Antonioni (L’Eclipse, où Delon se perd au profit de Monica Vitti)… Oui, c’est beaucoup. Ajoutons à cela deux titres renommés mais qui vieillissent mal : Plein Soleil (René Clément, contrairement aux dires de Delon, n’a jamais été un grand metteur en scène) et La Piscine (pour les retrouvailles Romy-Alain qui font oublier l’académisme Deray).

La filmographie Delon détient également de sérieuses absences : Polanski, avant tout ! L’acteur était spécialement indiqué pour se fondre dans l’imaginaire schizophrène du cinéaste polonais (d’autant plus que Delon connaissait personnellement Robert Evans, qui produisit Rosemary’s baby en 68). Polanski, dans les 90’s, avait proposé à Delon de jouer dans une pièce de théâtre inspirée des Sorcières de Salem. Refus de l’acteur, dommage. Et puis Truffaut, pourquoi pas Resnais (qui engagea Belmondo pour Stavisky), Bertolucci, Barbet Schroeder, Clouzot (une rencontre Montand / Delon). Et même Duras, tiens (Delon dans Le Camion) ! Peut-être pas Rivette, trop accro au sang frais… Et des actrices, au moins une : Bardot (rendez-vous trop court, et loupé, dans William Wilson).

Que s’est-il passé au début des années 80 pour que Delon saborde sa carrière avec une telle absence de recul sur soi et son public ? Pour que Delon s’envisage de loin ?

D’abord, l’absence Losey-Visconti-Melville, ses tuteurs, ses maîtres à penser. Trop intimidant pour un Truffaut, Delon, en absence de grands metteurs en scène, s’en remet à Jacques Deray. Trois hommes à abattre, mauvais film, grand succès. Et le début d’une brouille avec le public : Delon, c’est les flingues, le machisme, les jolies filles à poil. Une recette qui cartonne en salles. Nous sommes en pleine ère d’un cinéma français dominé par Delon et Belmondo, grands acteurs qui se cantonnent dorénavant à jouer ce que le public attend d’eux (des flics pour l’un, des guignols pour l’autre). Les spectateurs s’en lasseront très vite.

Autre problème Delon : lorsqu’il casse son image dans des merveilles telles que Monsieur Klein et Le Professeur (en aristo immonde, en épave alcoolique), les films sont de relatifs échecs commerciaux.

En 84, soucieux de redevenir un instrument au service d’un « auteur », Delon opte pour le contre-emploi dans Notre Histoire de Bertrand Blier (réalisateur surestimé qui possédait certains fans, en ces années-là) : poivrot, mal rasé, hyper touchant, l’acteur obtient un César mais le film n’attire personne.

L’échec commercial et artistique de Notre Histoire conduit Delon, malgré ce César qui aurait dû le réconforter dans son « cassage » d’image, à renouer avec la « marque Delon » : des polars standards tournés par des vieux (le pauvre Deray) ou de jeunes tacherons (l’impayable José Pinheiro – une référence en soi).

Lorsque Godard rencontre Delon, nous pensons à une résurrection – d’autant plus que le film, très ingénieux Nouvelle Vague, s’amuse de la dualité delonienne. Mais non : Delon refuse ensuite Sofia Coppola et Johnnie To pour se perdre chez Bernard-Enri Lévy (Le Jour et la nuit est l’un des films parmi les plus nuls de tous les temps), dans des retrouvailles vieillardes avec Belmondo (Une Chance sur deux, réalisé par le trop gentil Patrice Leconte), dans une gênante parodie du malheureux « il vous en prie » (pitoyable Astérix de Thomas Langmann – qui n’a décidément rien compris aux méthodes de son papa Berri : Coluche et Doillon, Les Inconnus et Chéreau, Polanski et Zidi)…

En 2018, nous ne connaissons toujours pas le véritable Delon. Jean-Marc Parisis s’approche parfois d’une vérité, d’une fêlure explicative, mais ce « mystère » est « trop » complexe pour réussir à pleinement en délimiter les contours. Une certitude, au moins : Alain Delon, comme Burt Lancaster ou John Garfield (ses modèles), incarnait à lui seul une époque cinématographique, une vision du Septième Art. Et peut-être la fin du grand cinéma européen coïncida-t-elle avec l’arrivée du problème Delon : que pouvait faire le cinéma d’une telle figure mythique sinon l’ignorer, la cantonner, la fuir par crainte de ne pas être à sa hauteur ? Mystère…


© Jean Thooris


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