Février 1985 : Out of Order de Carl Schenkel (by Jean Thooris).
Hier culte, aujourd’hui oublié. Dommage : Out of Order reste le bon film d’un anarchiste qui présentait Hitchcock à Peckinpah.
Au début des années 80, une certaine idée de la série B puisait dans le mouvement punk pour bâtir des films résolument « contre ». Les cinéastes, qu’ils soient allemands, australiens, parfois français (L’affaire des Divisions Morituri d’Ossang), plus rarement américains (Craven et Hooper), laissaient vibrer une telle hargne, un tel besoin de cracher sur l’institution, que même les défauts visuels se pardonnaient.
Il y a peu, je revoyais une bizarrerie ni B ni Z nommée Death Warmed Up. Son cinéaste, l’Australien David Blyth, fut canonisé en 84 par Jodorowsky (qui présidait le 14ième Festival du Grand Rex où Blyth obtint le Grand Prix), puis distribué en France (uniquement en vidéo) dans une collection René Chateau. Je gardais le souvenir d’un film shooté aux mouvements de caméra, très insistant dans son approche au microscope de la médecine légale (crânes perforés en gros plan) – du destroy mineur mais sincère. À la relecture, un découpage approximatif, limite bâclé, et de trop nombreuses incohérences scénaristiques rabaissent Death Warmed Up au stade du B exagérément culte. N’empêche que : la rage exprimée par Blyth nous permet parfois d’outrepasser les maladresses du film, même en 2018, et d’appréhender le résultat comme un solo de guitare punk amateur, plein de faux accords, mais avec un propos qui sort des tripes.
Dans une similaire idée consistant à secouer le confort establishment, le Suisse Carl Schenkel, avec Out of Order, qu’il tourne en Allemagne en 84, faisait preuve, inversement à David Blyth, d’une extraordinaire maîtrise du langage cinématographique, celui-ci n’étant là que pour autopsier, bien plus que la lutte des classes, quatre panels littéralement broyés par la modernité capitaliste des 80’s.
Le pitch d’Out of Order, au moment de sa sortie française, ne laissait guère indifférent : un vendredi soir, dans une tour commerciale, quatre individus se retrouvent coincés dans un ascenseur. Une sorte de fausse famille : le cinquantenaire macho et gueulard, la vamp mystérieuse (Renée Soutendijk, de chez Verhoeven), le loubard au Walkman, le patriarche venant de dévaliser le coffre-fort de son patron… Tout ce petit monde, encerclé par quatre murs aux allures de guillotine, chauffé par l’ambiance claustro de cette prison métallique, va progressivement finir par se rentrer dedans, jusqu’à se cogner sur le toit de l’ascenseur (entre les câbles, le béton et le grand vide du 34ième étage).
Dans un premier temps, c’est la mise en scène de Schenkel qui brise la routine du huit clos psychologique. Travellings malades dans les conduits (façon Evil Dead), plans serrés sur les visages duellistes du loubard et du quinquagénaire, érotisation de la vamp, plongée puis contre-plongée dans un espace rachitique…
Or, l’adrénaline de la mise en scène correspond à la frustration des personnages, une frustration qui n’attendait qu’une forteresse pour enfin s’exprimer (verbalement, puis physiquement). Les quatre protagonistes, bien que de niveaux sociaux différents, partagent effectivement le même dilemme : ils sont sur une voie éjectable. Le quinquagénaire est à deux doigts de perdre son job, le vieux comptable est bientôt remplacé par une machine informatique, le jeune punk survit comme il peut, la femme fatale s’imagine bourgeoise mais doit néanmoins se contenter d’un métier de pigiste…
Le premier plan d’Out of Order métaphorise le rôle de cet ascenseur en rade : des buildings filmés du ciel, machiavéliques, décisionnaires. Un mouvement de caméra nous entraîne ensuite vers une vitre derrière laquelle Renée Soutendijk sort d’une piscine. Le personnage y est minuscule, fragile, dévoré par l’environnement.
Dans un monde en pleine expansion, monstrueusement high-tech, l’individu ne peut plus s’accrocher à un espace de confort, à une zone stable – d’où, aussi, cette idée d’un ascenseur inquisiteur : coincé entre plusieurs étages, avec la possibilité de chuter ou remonter.
Le message de Schenkel n’était pas bien différent, sur la forme et le fond, que celui entonné en 75/77 par les Sex Pistols, les Damned ou Stiv Bators : avec les moyens du bord, on vilipende, explicitement, la négation de l’individu soumis à la nécessité du rendement.
Out of Order est un film qui vieillit assez bien – tout comme L’affaire des Divisions Morituri et Repo Man, autres véritables brûlots punks. Car aujourd’hui, à la relecture, si le propos de Schenkel s’impose de lui-même, on comprend que la direction d’acteurs détient un rôle crucial dans l’intemporalité du film. Tous les personnages sont détestables, mais il est facile de les comprendre, voire de s’y identifier. Personne n’a raison ni tord. Et cette tension psychologique, cette façon de scruter le cerveau des protagonistes, permet au découpage hyper soigné du metteur en scène de tendre vers l’invisibilité.
Dommage que Schenkel, plutôt que de rester en Allemagne et d’y développer son talent, s’expatria ensuite aux Etats-Unis où, logiquement, il perdit son âme.
Après Out of Order, ce serait criminel de ne pas le mentionner, le cinéaste réalisa quatre épisodes (parmi les meilleurs) de l’anthologique série Le Voyageur (The Hitchhiker en VO – souvenez-vous : La Cinq, Sangria !).
Carl Schenkel est décédé d’une crise cardiaque en 2003, à l’âge de 55 ans.
Revoir Out of Order, et toujours prendre son pied, c’est également se rappeler l’apparition soudaine d’un jeune homme peckinpahien, qui filmait avec crudité une violence abjecte. Nous n’oublions pas Schenkel.
© Jean Thooris