Chronique – La transparence selon Irina – Benjamin Fogel.
La transparence selon Irina, roman de Benjamin Fogel paru chez Rivages/Noir, nous embarque en 2058, dans un monde où le Revenu Universel est opérationnel et où le Réseau a remplacé Internet. En échange d’une promesse de plus de sécurité, la transparence est devenue la règle, chacun ayant accès aux données centralisées et publiques de chacun.
Au rythme d’une intrigue finement construite et parfaitement maitrisée, le roman de Benjamin Fogel nous lance sur les traces de Camille, Maxime, Chris et autres personnages ayant fait le choix d’une vie dans les clous ou d’une existence un peu en marge. Ils se cherchent, se croisent, s’aiment et se mentent, sur le Réseau ou dans le vieux monde (les fans seront ravis de découvrir que Le Planète Mars et Hakim sont toujours là).
Au centre du dispositif narratif, la brillante Irina Loubovsky fait régner sa loi sur le Réseau : gourou virtuelle, elle fascine et harcèle, intrigue et séduit par sa culture, ses positions tranchées et son charisme. Autour d’elle, entre IRL et IVL, un ballet d’étoiles hésitantes et de satellites embarrassés : des rienacalistes, adeptes d’une transparence intégrale, des nonymes qui cherchent au contraire à préserver un semblant d’intimité et de secret, des vifistes (pour « virtual first », soit des personnes qui misent tout sur le Réseau) et des obscuranets bien décidés à faire tomber le masque de l’imposture étatique connectée.
Page turner subtil, qui contrairement aux habituelles invraisemblances, cliffhangers et autres coups de théâtres téléphonés des gros vendeurs US et des auteurs français à succès qui les singent, La transparence selon Irina fait confiance à l’intelligence du lecteur, à sa capacité d’imbriquer goût pour le suspense, lâcher prise et envie d’apprendre, de réfléchir, de débattre. Harcèlement en ligne, anonymat, intimité, insécurité, écologie, traces numériques, travail, engagement, … : si Benjamin Fogel s’empare de nombreux sujets de l’époque pour esquisser des réponses à des questions qui nous taraudent tous, il le fait sans arrogance et avec une grande finesse, évitant de noyer le lecteur dans des démonstrations aussi péremptoires qu’inutiles. Avec sagesse et humilité, il nous invite à nous confronter nous-mêmes. A nous interroger sur notre propre rapport à la transparence, à notre goût pour la manipulation ou la dissimulation sous divers avatars, à nos tendances à chasser en meute, à certaines de nos addictions virtuelles bien réelles.
Et c’est probablement la première des réussites de ce livre : au-delà des avancées technologiques, dont la plupart ne sont déjà plus de la fiction, Fogel remet l’humain et ses doutes au cœur de tout cela. Les femmes et les hommes, leurs faiblesses et leur génie, leur folie et leur violence, leur amour et leurs utopies, leurs pulsions et leurs peurs. Tour à tour manipulés et manipulateurs, nous perpétuons, plus ou moins consciemment, cette pratique ancestrale, cette vielle habitude humaine qui n’a pas attendu Internet pour s’épanouir. Si les réseaux et les innovations ont permis à la manipulation d’adopter de nouveaux codes et de nouveaux usages, de se parer de nouveaux atours, si la technologie lui a conféré une capacité de nuisance exponentielle, elle a toujours existé : dans les couples, les amitiés, les familles, les entreprises, en politique et ailleurs. Par les temps qui courent, se reposer la question du pourquoi et du comment, de la portée de nos actes (y compris virtuels) est loin d’être inutile.
S’il captive et se lit d’une traite, La transparence selon Irina, est aussi, et peut-être surtout l’occasion de questionner et de remettre en cause notre rapport aux autres et à tout ce qui nous entoure (quitte à y trouver du sens…). Un rapport rendu complexe par la multiplicité de nos « je ».
A l’image de son travail d’éditeur à la tête des Éditions Playlist Society, Benjamin Fogel prouve qu’avec une certaine exigence et une juste ambition, il est encore possible aujourd’hui décrire un livre à la fois ludique, intelligent et inspirant. Et laisse espérer qu’il est toujours possible de débattre sereinement en ne renonçant pas au pouvoir de la nuance. Car si elle difficilement viralisable ou instagrammable, la nuance me semble plus indispensable que jamais.
© Matthieu Dufour