Février 1987 : Quatre aventures de Reinette et Mirabelle – Éric Rohmer.

Reinette et Mirabelle - capture d'écran


Un film mineur, ou volontairement badin, d’un cinéaste majeur, est aussi fascinant que ses chefs-d’œuvre acclamés. S’y dévoile souvent une liberté soudaine que les gros budgets ne permettent pas, une insouciance rafraîchissante ; et cette idée, assez cruciale, que le cinéma n’a guère besoin de fortes thématiques pour émouvoir.

Quatre aventures de Reinette et Mirabelle, pour Rohmer, est une récréation qui s’amuse à différencier les poireaux d’été du confit de canard, le simple plaisir du compagnonnage avec un jeune duo féminin qui se prête au jeu (éternelles Joëlle Miquel et Jessica Forde – la rurale et la parisienne), en compagnie d’une équipe technique réduite, voire même avec un esprit faussement amateur.

Reinette et Mirabelle, comme avant lui Le Rayon vert, se fabrique en réaction à la lourde machinerie (lourde, selon Rohmer) des Nuits de la pleine lune – qui n’en reste pas moins le plus beau film français des années 80. Dans une logique destructive d’acquis « professionnels », Rohmer part à l’aventure : il écrit un scénario basé sur diverses anecdotes personnelles que lui a racontées Joëlle Miquel, mais façonne sa mise en scène tellement en rupture avec les dialogues moraux du script qu’une puissance absurde, à la limite du café-théâtre, en surgit, faisant de Reinette et Mirabelle le plus joyeux et libre des Rohmer.

C’est le système Rohmer : ne pas répondre aux attentes du succès, et volontairement chercher à déstabiliser l’exégète qui pensait trop facilement se mouvoir dans la logique du cinéaste – à titre d’exemple plus extrême encore, Reinette et Mirabelle sera suivi, la même année, par l’austère et rondement écrit L’ami de mon amie, qui assèche volontairement le cycle « Comédies et proverbes ».

Quatre aventures de Reinette et Mirabelle… Le titre, déjà, est très ironique : quatre aventures ou si peu, presque rien : observer l’heure bleue (ce moment où, juste avant l’aube, il y a une minute de silence), rire d’un garçon de café trop parisien pour ne pas virer à la caricature, voler un sac à provisions, réussir à vendre un tableau pour payer le loyer. Rohmer filme Le Club des cinq avec seulement deux héroïnes. Absence d’enjeux, de complots et de progressions dramatiques. Le film est l’antithèse du sublime La Bande des quatre que Jacques Rivette tournera deux ans plus tard – chassés-croisés entre jeunes comédiennes, mystères et enquêtes irrésolues, théâtralité du monde, figure maternelle de Bulle Ogier en métronome.

Rohmer, inversement à Rivette et Doillon, ne filmait pas le théâtre. Sauf que Reinette et Mirabelle, par un délicieux rapprochement vers Céline et Julie et La Puritaine, se comportent dans la vie comme si elles composaient un rôle sur les planches. C’est, à mon sens, ce qui transforme ici un film « mineur » en monument de machiavélisme. De stéréotypes trompeurs (la fille des villes et celle des champs), les quatre aventures s’amusent à transformer nos deux « héroïnes », dans une égalité aussi humaniste que sociologique, voire behaviouriste, en comédiennes de leurs existences. Elles ne cessent de jouer ce qu’elles ne sont pas (une voleuse, une Mère Theresa, une muette) mais commentent, avant ou après l’acting, les intentions ayant présidées à leurs interprétations. Tout au plus peut-on dire que Reinette parle beaucoup, et que Mirabelle écoute puis corrige, de façon très drôle, les contradictions morales exprimées par son amie.

Je n’ai jamais très bien compris la déontologie citoyenne exprimée par Reinette, s’il fallait en rire ou bien, comme Mirabelle, en prouver la fausse logique. La beauté du film consiste justement à ne pas condamner un personnage pour ce qu’il dit, mais lui faire comprendre, par une péripétie amusante, que la morale sans expérience du terrain est souvent obsolète – c’est également en cela que Rohmer est le cinéaste ayant le mieux fusionné la parole à l’espace, le second remettant en cause les certitudes de la première (ici, la Gare Montparnasse fait dire à Reinette « tel est pris qui croyait prendre » – la scène est explicite dans l’intention, mais trop savoureuse pour ne pas y succomber).

J’aime Reinette et Mirabelle, les personnages comme les actrices, car il est impossible de connaître le fondement de leurs êtres. Même l’ironie rohmerienne consistant à séparer la noblesse d’un acte (parfois sournois) d’un résultat diamétralement opposé aux intentions originelles (Le Genou de Claire, Les Nuits de la pleine lune) ne fonctionne pas dans le cas de Reinette et Mirabelle : on ne sait jamais si elles tirent une leçon de leurs « aventures ». Rohmer, sur le mode de la blague sans résolution de Stranger than paradise (« Hey, your shoe’s untied« ), en reste toujours à des points de suspension… C’est admirable !


© Jean Thooris


 

 

 

 

 

 

 

 

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