13 octobre 1993 : Snake Eyes (Dangerous Game) – Abel Ferrara.
Snake Eyes est-il un film sur le cinéma ? Ou bien le monde du Septième Art n’est-il, pour Abel, qu’un background destiné à transcender la grosse thématique qui l’occupait alors, c’est-à-dire l’addiction ? Car Ferrara ne filme pas vraiment les coulisses d’un tournage. Pourtant, tout s’y prêtait…
Eddie Israël (Keitel) est un metteur en scène réputé qui, pour son nouveau film (ou téléfilm), engage une actrice de pub (Madonna) et un pote has been (James Russo) afin de jouer, façon cinéma-vérité, un couple en totale déréliction. Dans la fiction, Russo / Burns carbure à la coke et à la booze ; Madonna / Jennings, ancienne junk échangiste, se shoote dorénavant au Créateur. Un sujet typique qui chez la plupart aurait donné lieu à une confrontation entre réel et fiction, entre les mystères Hollywood et l’envers du décor. Sauf que Ferrara n’est pas Kazan ou Altman. À vrai dire, Abel se contrefout de toutes ces mises en abyme. Tourner un film sur le cinéma ne l’intéresse guère.
Si Snake Eyes est paradoxalement l’un des plus grands films « sur le monde du cinéma », c’est probablement car Ferrara casse les tonalités, déjoue et joue avec les miroirs attendus. On ne sait trop ce qui sépare ici les préparatifs vidéo, les improvisations et le tournage proprement dit : est-ce l’acteur Keitel qui parle ou est-ce son imaginaire Israël ? Pourquoi un clap « Ferrara » intervient-il en pleine fiction ? Madonna (dans son meilleur rôle) joue-t-elle en fonction de Russo, Keitel ou Ferrara ? Le film est un capharnaüm diabolique, comme si le montage se dévoilait en temps réel – Ferrara étant le plus souple des cinéastes américains, ce concassage, très réfléchi, produit des thématiques inédites.
Tout se percute dans Snake Eyes (il faut casser les miroirs). Et il serait possible de n’y voir qu’un traité sex, drugs & rock’n’roll des méthodes actor’s studio – Abel détenait encore une étiquette Rolling Stones. Ce serait oublier que l’auteur de King of New York se dope au Septième Art. Donc à l’image.
Chaque film de Ferrara, comme ceux de Bergman ou Zulawski, est une fiction autobiographique. Il faut mentir tout en donnant l’impression de dire la vérité. Dans Snake Eyes, au-delà d’une première accroche axée sur le double et sa destruction nihiliste (Possession, d’Andrzej, pourrait se raccorder à de nombreux films d’Abel), le propos concerne surtout l’idée selon laquelle « tourner un film, c’est tenter de survivre face à soi-même ».
Tel Ferrara, Eddie Israël est un menteur. L’ambiguïté de Snake Eyes consiste à faire croire, durant sa première heure, que le spectateur est en train de voir une nouvelle version (hardcore) d’Opening Night : les comédiens Madonna et James Russo, faramineux, puisent dans leurs propres vies afin d’incarner l’opposition amoureuse (théologique ?) qui les détruit. Sauf que : devant, derrière, à gauche et à droite de la caméra, Israël (Keitel) semble omniprésent dans sa direction d’acteurs. Il donne l’impression de vouloir jouer lui-même chaque protagoniste du film. Il est addict à ses propres images. Le titre de son film, Mother of Mirrors, ne renvoie pas au couple Russo / Madonna mais à ce que Israël cherche à se faire pardonner derrière sa dépendance au cinéma : son besoin d’adultère, de came et d’alcool. L’image est un filtre en forme de puzzle, selon Abel ; vingt-quatre mensonges par seconde qui ne trompent personne, et surtout pas l’initiateur du projet (Ferrara est totalement, définitivement, un disciple de Godard).
Ferrara, à l’époque, tel Eddie Israël, se questionnait moins sur la dépendance que sur ses conséquences. C’est pourquoi Snake Eyes reste un si beau film : l’auteur, avec une tension pasolinienne, se déchire à tourner une œuvre sur le cinéma afin de nous dire en quoi son métier le passionne, mais aussi pourquoi son addiction à l’image est en train de détruire sa sphère intime (Nancy, ex épouse d’Abel, interprète la femme de Keitel / Israël). Ferrara, grand cinéaste de l’amour fou (donc destructeur), met en parallèle, dans Snake Eyes, la folie du cinéma et l’incandescence passionnelle – jusqu’au clash attendu.
Godard, Zulawski, Ferrara : à mon sens les trois auteurs ayant le mieux dépeint en quoi le cinéma est un « jeu dangereux » qui modifie et bouleverse les rapports amoureux.
© Jean Thooris