Kathryn Bigelow : Passage de frontières – Jérôme d’Estais.

Bigelow couverture


Premier ouvrage français consacré à la cinéaste de Blue Steel et Démineurs : vaste, passionnant, au plus près de l’ambivalence du corps et de son corpus social. Histoires d’Amérique.

Kathryn Bigelow a toujours occupé une place fuyante, difficile à circonscrire, dans le cinéma contemporain. En France, lorsque sort Near Deark, son deuxième ouvrage mais premier à obtenir une distribution dans nos contrées, les revues spécialisées soulignent avec quelle originalité la cinéaste confronte le genre du road movie à celui du film de vampires, mais la majorité de la presse n’y voit guère autre chose qu’une série B maladroite (« Bigelow se révèle hélas incapable de trouver un langage filmique original qui soit en harmonie avec son sujet » écrivait Nicolas Saada dans Les Cahiers, en 88).

Future cinéaste culte ? Auteure sous haute influence James Cameron et Walter Hill ? Au cours des années qui suivirent, Bigelow a totalement brouillé ces premières impressions, jusqu’à revêtir de nombreuses identités et parfois agrémenter la confusion critique : adepte de l’ambivalence sexuelle (Blue Steel, Point Break), metteur en scène de blockbusters ambitieux mais aux terribles échecs commerciaux (Strange Days, Le Poids de l’eau, K-19), première femme à remporter l’Oscar du meilleur réalisateur (Démineurs), cinéaste politique à polémiques (Zero Dark Thirty, Detroit)…

Pour Jérôme d’Estais, ce constant brouillage de perspectives, ce va-et-vient de la critique à l’égard de Bigelow (adoration, rejet), trouveraient naissance dans un « passage de frontières » qui verrait la cinéaste abolir les séparations « entre vie et mort, réalité et virtualité, intime et public, cauchemar et réalité ».

L’écrivain analyse donc l’œuvre bigelowienne selon un principe de frontières mouvantes, malléables, où rien ne serait acté comme définitif : transgenres cinématographiques (intrusion du fantastique dans la réalité, de l’expérimental dans la forme hollywoodienne), distance et implication du spectateur dans des histoires d’Amérique en guerre, sexualité inversée, hybride entre fantasme et miroir narcissique (le SQUID dans Strange Days)… Jusqu’à finalement créer un cinéma à multiples points de vue, parfois contradictoire donc neutre (passionnant chapitre sur les attaques idéologiques que reçut Bigelow au moment de Detroit).

Consciemment ou non, Passage de frontières peut également se lire tel un troisième chapitre que consacrerait Jérôme d’Estais à des cinéastes qui s’interrogent sur le passé et le futur de l’imagerie américaine. Après le regard européen (Barbet Schroeder), la perduration mélancolique du classicisme hollywoodien (Jeff Nichols), Kathryn Bigelow permet à Jérôme d’Estais de scruter un présent visuel, politique et physique. De se placer à l’intersection de nombreuses frontières qui, rassemblées, dessineraient la géographie actuelle d’un cinéma américain qui laisserait aux spectateurs le choix du libre arbitre.


© Jean Thooris


Kathryn Bigelow : Passage de frontières (Rouge Profond)


 

 

 

 

 

 

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