Bleu Reine – Sang d’encre.

Pourquoi ce projet ?
Je crois que pour bien comprendre comment il est né, il faut se plonger avec moi dans quelques détails du printemps 2020. On était à peine au tiers du premier confinement, j’étais seule dans ma chambre de bonne, et – en dehors d’internet – je dirais qu’à ce moment-là mon univers s’était résumé à mes guitares et à mon Velux. Seule du matin au soir, du soir au matin, avec cette angoisse familière et très absurde ne pas faire assez de choses de mon temps – alors que bien sûr je n’avais ni l’envie ni la force mentale de me projeter et d’écrire de la musique pour la vie d’après.
En fait j’oscillais entre un appétit créatif féroce, presque hystérique donc ultra stérile, et une peur qui me paralysait complètement : qu’ai-je à dire de différent, est-ce qu’il n’y a pas déjà trop de chansons de confinement, de disques de confinement, de concerts virtuels, de tribunes, trop de contenus destinés à être des sortes d’archives du présent ? Ce réflexe collectif de publier beaucoup sur les réseaux sociaux, de partager un flux quasi-ininterrompu de résultats créatifs, ça m’a pas mal bloquée au début puis j’ai trouvé je crois mon compromis avec Sang d’encre : un objectif clair, des contraintes à gogo, zéro ambition de produire quelque chose de pérenne. Advienne que pourra.
Comment as-tu bossé concrètement ?
Le principe que je me suis fixé pour ce projet est assez simple, et déclinable sur plein de thématiques. En l’occurence j’avais choisi de consacrer les 9 premières vignettes à la couleur bleue, donc je vais prendre cet exemple. Il fallait que chaque vignette musicale dure une minute, et je n’avais qu’une heure pour écrire, enregistrer et mixer la minute en question. Ma technique n’en était pas vraiment une au début, puis quand j’ai compris que je systématisais certaines choses (guitare d’abord, puis paroles griffonnées et chantées, choeurs sur le refrain, etc) j’ai essayé au maximum de casser cette routine pour être sûre de conserver cet équilibre confort/vulnérabilité vis-à-vis de la démarche.
J’utilisais un maximum d’instruments différents (réels ou électroniques) et je bricolais une pré-production sur GarageBand. Lorsque j’étais à 55 minutes de mon heure impartie, j’envoyais la vignette en question à deux personnes, toujours les mêmes, et je me fiais à leurs recommandations de mix de dernière minutes pour boucler la vignette.
Peux-tu présenter les trois volumes ?
Trois volumes sont en effet sortis pour l’instant ; le premier (neuf minutes de bleu) début avril 2020, le deuxième (neuf minutes de rouge) deux semaines plus tard, le troisième (neuf minutes dans le noir + bonus) en octobre.
Je pense que les volumes 1 et 2 forment un dytique assez évident, qui porte vraiment la marque « laboratoire solitaire » du projet initial : aller le plus loin possible avec les moyens du bord, proposer quelque chose de très immédiat aussi. J’ai essayé beaucoup de choses différentes en très peu de temps, du côté des paroles mais également du côté des textures, des choix d’instruments et de production Je cherchais une certaine radicalité et surtout une indépendance que je n’avais jamais expérimentées dans ce domaine. C’était important pour moi d’embrayer sur le travail du volume 2 dès le jour de sortie du volume 1, par exemple, car je sentais que je n’avais pas encore fait le tour de ce canal d’expression, et je voulais absolument garder le cap expérimental sans me laisser influencer par l’extérieur. En fait, les 10 premiers jours d’avril, il y avait des moments ou je faisais trois ou quatre maquettes à la suite car c’était la seule activité sur laquelle j’arrivais à me concentrer.
Le troisième volume, que je trouve assez sombre, est né dans des conditions plus raisonnées en comparaison puisque je participais au challenge Inktober en publiant quand je le pouvais des illustrations accompagnées de musique. J’ai pris les neuf vignettes qui étaient les plus parlantes, et j’ai ajouté les quelques enregistrements « orphelins » que j’avais produits sur la couleur noire à la fin de l’été.
Que t’inspire le résultat ?
Le résultat quand je le réécoute un an plus tard m’inspire pas mal de questions et quelques réponses je crois. Je réalise que j’ai consigné sans m’en rendre compte un travail qui n’était pas simplement de l’écriture automatique pour passer le temps ou me passer les nerfs, mais plutôt une étape esthétique qui me permet d’y voir plus clair. Mon premier EP « Elémentaire » m’évoque une certaine nostalgie mais aussi pas mal de frustrations diverses liées à la production, à des choix parfois absurdes, à un calendrier très speed et complexe qui a fini par devenir un ennemi plutôt qu’un moteur. Je pense que ces frustrations ont grandi et se sont multipliées entre elles dans un coin de ma tête jusqu’à exploser dans le projet Sang d’encre : je n’ai fait que trouver un moyen pour m’auto-piéger et m’obliger à sortir des intentions qui étaient sans doute déjà présentes. Chanter, parler, jouer différents rôles, forcer la rencontre entre des sonorités de guitare très abrasives et des claviers plus aquatiques, chercher des choses du côté des musiques folkloriques, continuer à s’affranchir de la rime, assumer la pop, la polyphonie, aborder des thèmes comme le désir, la mort, etc.
En cela, ces trois volumes de démos représentent un chaînon manquant entre cet EP et le prochain. J’ai la sensation d’avoir un peu mieux rangé mon jardin disons, j’ai planté des trucs qui me plaisaient, j’ai arraché des éléments que je trouvais inadaptés. Je pense que cette veine très DIY ne peut pas être dissociée de mon identité, du moins pour l’instant, et que ce projet m’a permis de comprendre l’étendue de ce que je pouvais produire entièrement seule si je décidais d’ignorer complètement la réception future du résultat. Sur cette question de légitimité et de personnalité je suis un peu plus solide qu’avant, en fait. Advienne que pourra, on y revient…