Mes disques cultes – Étienne Daho – Mythomane.

L’importance que l’on accorde à un disque, la relation plus ou moins forte, plus ou moins durable que l’on noue avec ses chansons et leur auteur, sont intimement liées au moment précis de leur rencontre. Vit-on béatement heureux ou sous perfusion de gin au fond d’un trou que l’on a soi-même creusé lorsque l’on écoute un album pour la première fois ? Est-on âgé de 15, 33 ou 50 ans ? Vient-on de se marier à Las Vegas sur un coup de tête ou de se faire salement plaquer un pale matin d’hiver ? A-t-on encore des rêves de gloire ou déjà renoncé à réussir ? Tout est toujours question de circonstances, de contexte, d’environnement. C’est probablement pourquoi ce que l’on écoute à l’adolescence, période riche en montagnes russes émotionnelles et autres questionnements métaphysiques, nous marque à vie.
Lorsque Mythomane sort en 1981, j’ai 14 ans et je ne sais pas qui est Étienne Daho. Si à l’époque mon parcours musical est encore hésitant, incertain, bordélique, mon goût commence à prendre forme mais reste encore fragile. Après avoir renoncé pour de bon à Claude François, AC/DC et au disco, après m’être gavé de façon quasi monomaniaque des premiers albums des Clash et de Police, je concentre toute mon énergie et mon argent de poche sur la nouvelle vague anglaise : Cure, Simple Minds et consorts accompagnent mes premiers émois sérieux, et à l’exception notable de Taxi Girl qui occupe déjà une place de choix sur ma platine et dans nos premières boums, la scène française m’est encore étrangère (il n’est évidemment pas concevable d’écouter Téléphone).
Enfant sage et sans histoires, élève banal et peu dégourdi de la banlieue ouest de Paris, je n’ai vraiment rien d’un défricheur : le centre commercial de Parly II, Europe 1 et mon pote Olivier sont alors mes seuls dealers officiels. Honnêtement, je ne baigne pas dans l’avant-garde. Jusqu’à ce qu’un certain Étienne (« il est des rendez-vous ») ne me percute au beau milieu de la cantine de Saint-Jean de Béthune, m’aspergeant de honte et de béchamel. Ce carambolage marque le coup d’envoi d’une camaraderie irrégulière essentiellement tournée vers la découverte de nouvelles émotions musicales. Heureux cadet d’un grand frère « arty » de 18 ans, Étienne me fait découvrir Marquis de Sade, les Stinky Toys ou Édith Nylon, et c’est donc Étienne C. qui me parle d’Étienne D. pour la première fois. Je le revois encore, totalement excité, traverser la cour en courant, son sac US à la main, pour me tendre une K7 comme on offrirait une précieuse relique à un fidèle. Dessus, il a copié le premier album d’un enfant de Rennes dont personne ici n’a encore jamais entendu parler.
Mythomane est un vrai choc. Au sens propre. D’abord déboussolé par cet OVNI musical qui ne ressemble à rien de ce que je connais (mélange difficilement classable de chansons un peu yéyé et de slows suaves, de swing acide, de funk givré et de rock émacié), je suis immédiatement possédé par la plupart de ces morceaux entrés en moi sans que je m’en rende compte. Vous savez, ces mélodies écrites à l’encre indélébile, comme des ritournelles entêtantes virant parfois à l’obsession, qui sont là le matin quand vous ouvrez un oeil. Rapidement je n’arrive plus à me débarrasser des guitares martiales de Va t’en ou sixties de Mes copains, de la sensualité ondulante de Il ne dira pas ou de la langueur balnéaire de L’été ou de On s’fait la gueule. La chanson titre de l’album, quant à elle, accompagne de son élégance racée et gentiment déchirante mes insomnies adolescentes et mes nuits blanches. Mais au-delà de cette fusion inédite de courants musicaux disparates et parfois éloignés de mes inclinaisons, j’ai pour la première fois en français, l’impression qu’un auteur me parle directement, à l’oreille (une impression qui ne me quittera plus jamais avec Daho). Qu’enfin un chanteur raconte mes romances et mes échecs. C’est comme s’il comprenait mes troubles, partageait mes espoirs, comme s’il avait percé mes secrets et décodé mes idées sombres et mes pensées les plus inavouables. C’est comme s’il avait été là, qu’il m’avait accompagné dans la pinède de Beg-Meil pour sécher les larmes de mes premières peines de coeur.
Au même titre que Les enfants terribles, Le Grand Meaulnes, This Side of Paradise, Le fil du rasoir ou Less Than Zero, Mythomane est finalement un grand disque initiatique Des jeux joyeux de l’enfance aux premières peines de coeur qui terrassent, du cow-boy rêveur au playboy boudeur, de la naïveté à la cruauté, de l’indépendance vitale à la vie de meute, des troubles naissants à l’abandon inévitable, de la chute à l’éternel retour, tout y est. Rêves et veillées, rencontres et envers des décors, abandons et talents, regrets fanés et issues de secours : à coups de mots simples, de confessions voilées et d’images à l’infinie tendresse, Daho livre avec une justesse imparable et universelle les chroniques pastels d’une adolescence qui s’étire sans complètement rompre le cordon. De destins réunis débarquant dans une vie nouvelle avec ce mélange d’insouciance conquérante, d’envie viscérale et de lucidité déjà adulte qui foudroie. Un disque né dans les carnets d’un ado timide et accouché avec panache sur les fonds baptismaux du post punk, sous l’oeil bienveillant d’icônes incarnées. Tel Dargelos ou Gatsby, Jacno ou Elli, Daho devient alors à son tour un héros et un héraut, un modèle fascinant, trouble, ambigu, envié, sexy, frondeur, inspirant, et Mythomane la preuve que tout est possible. Qu’il est important de se raconter des histoires et d’y croire. Aux rencontres et aux étoiles de faire le reste.
© Matthieu Dufour
« Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré » – Éluard
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Magnifique article. Bravo Matthieu.
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Merci !
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