Des vivants – Louise Moaty, Raphaël Meltz, Simon Roussin.

Boris Vildé, Yvonne Oddon, Paul Rivet, Pierre Walter, Anatole Lewitsksy, Germaine Tillion, … : dès l’été 1940, des femmes et des hommes travaillant au musée de l’Homme, bientôt rejoints par d’autres compagnons, refusent la fatalité de la défaite, de la soumission et de la résignation. Précurseurs d’une Résistance qui mettra du temps à s’organiser, ils aident des prisonniers évadés, éditent un journal, transmettent des informations, bref s’engagent avant d’être trahis, arrêtés, exécutés en 1942 pour certains, déportés pour d’autres.
Formidable objet visuel et littéraire au dos toilé, Des vivants, qui retrace leur histoire, est une réussite totale qui fait voler en éclat les codes et les conventions de la BD historique, pour nous convier à un voyage dans le temps aux côtés de ces héros (extra)ordinaires.
Première bonne idée, choisir de raconter l’histoire de ce réseau dit du « musée de l’Homme », qui s’il n’est pas le plus connu est l’un des premiers. En témoignant de la réaction quasi-viscérale d’une poignée de personnes de tous horizons à l’invasion du pays par les Nazis, l’ouvrage met l’accent sur cette caractéristique de la Résistance française : à ses débuts elle est souvent instinctive, viscérale, spontanée, brouillonne. Elle ne nait pas d’une idéologie, de consignes d’une hiérarchie ou d’une quelconque stratégie, elle est le fait d’individus qui prennent leurs responsabilités, dans l’instant, refusant de s’avouer vaincus et préférant la mort à l’absence de liberté. En nous conviant aux débuts d’un mouvement, le livre nous montre combien tout était parfois approximatif, intuitif, bricolé, combien tout pouvait basculer dans le tragique à chaque instant. Un témoignage à hauteur d’Homme, loin des poncifs et autres clichés que véhiculent parfois (souvent ?) les albums traitant de cette période.
Deuxième idée brillante : ne nous donner à lire que les seuls mots des membres du réseau. Quel incroyable travail de recherche et de documentation des scénaristes qui ont dû consulter des archives, des lettres, des coupures de presse, des témoignages, pour organiser leur récit à partir de ces mots qui ont été dits ou écrits par les principaux acteurs de cette histoire. Des mots qui nous conduisent à une évidence : répondant à une injonction finalement intime, ces femmes, ces hommes empruntent la seule voix possible, avec au bout du chemin, une issue souvent mortelle, mais finalement l’unique solution pour d’autres restent « des vivants ». Ce parti-pris intègre et rigoureusement tenu donne une incroyable force au livre et procure une émotion croissante au fur et à mesure que les pages se tournent.
Troisième coup de génie, le dessin évidemment. Refusant la facilité d’un traité réaliste, d’une ligne trop claire, s’obstinant à ne pas rentrer dans les détails, l’illustrateur Simon Roussin étale ses aplats (surprenante mais convaincante palette de violet, de vert, d’orange) et compose de son trait virtuose des personnages flottants et un environnement qui évoque plus qu’il ne représente ; une ambiance qui suggère plus qu’elle ne (dé)montre. Un choix qui saisit le lecteur, l’enveloppe pour mieux le happer. Un choix qui confère à cette histoire une dimension quasi-mystique, comme si des voix du passé surgissaient pour nous raconter leur légende.
Le résultat est tout simplement impressionnant (vous ne risquez pas d’oublier de sitôt les pages de la prison). Un véritable objet artistique, intelligent, émouvant, enthousiasmant. Une portée d’entrée singulière et poétique sur une période dont la complexité semble encore échapper à beaucoup de nos contemporains. Salutaire donc par les temps qui courent…
Bravo Louise Moaty, Raphaël Meltz, Simon Roussin, et merci aux Éditions 2024.
© Matthieu Dufour




