La mémoire des disques – New Gold Dream (81/82/83/84) – Simple Minds.


Je n’ai jamais eu la nostalgie de l’enfance.

Pour une raison simple : je ne me souviens de rien. Enfin presque rien. Juste quelques impressions floutées, quelques silhouettes incertaines, quelques paysages délavés. L’odeur de la marée à Mousterlin. Les effluves de Jicky ou d’Eau Sauvage dans la salle de bain des parents. Les murs noircis de ma chambre après que j’ai décidé d’allumer la pipe de mon lapin en peluche avant de le jeter dans mon coffre en osier. Mais même de ces visions je doute, je ne sais pas si elles proviennent de la réalité. Ou des photos maintenant jaunies que Papa insérait patiemment entre quatre coins collés sur les pages de lourds albums à la couverture toilée. Ou des légendes qui se transmettaient les soirs de fête, quand Maman décidait de radoter les bons mots et les exploits de ses enfants. Non, la nostalgie ne fait pas partie de mes options.

81, 82, 83, 84 ?

Les souvenirs se font plus précis à l’adolescence, quand ils se rattachent à des chansons. Mais là aussi, les mois, les années s’amalgament parfois dans un tout nébuleux, m’obligeant à compter sur mes doigts pour savoir en quelle année j’étais en seconde. Ou si mes premières vacances à Port Camargue eurent lieu en 81 ou en 82. Et cette boite au Cap d’Agde où nous nous trémoussions en fin d’après-midi sur Big in Japan : 83 ? 84 ? Et Kathy (ou était-ce Cathie ? Est-ce que je confonds avec Karyn ?), dont le bateau était amarré sur le même ponton que celui du beau-père d’O., et que je n’ai jamais osé embrasser (pas plus que Karyn), quelle année ? Celle de Self Control, de Signs of The Times… Ou celle d’après ?

82

Entre 1981 et 1984, J’ai déménagé deux fois. De Noisy-le-Roi à Vélizy d’abord. Ce qui me permit de négocier une 103 SP pour rejoindre tous les jours Saint-Jean de Béthune. Puis à Lyon dans la fournaise de l’été 83. C’est au cœur de ces années, en 82, qu’O. me fit découvrir le sixième album des Simple Minds. Si la musique occupait déjà une grande partie de mon temps, mes goûts étaient encore assez peu variés. Après avoir été fan d’Elvis et de Claude François (et après avoir dû gérer deux gros chagrins en moins d’un an), j’avais décidé de m’intéresser à des artistes dont la vitalité me promettait a priori de longues années de tranquillité question décès : les Police et les Clash (et pour être tout à fait honnête, AC/DC dont l’éclair s’exhibait sans complexe sur mon sac US). Avec New Gold Dream (81/82/83/84), une nouvelle ère s’ouvrait. Tombé raide dingue de cet album et de son lyrisme new wave nappé de néo-romantisme synthétique et parfois un peu kitsch, je me souviens avoir été immédiatement fasciné par la laideur de sa pochette : ce cœur auréolé et crucifié, cette gigantesque croix, ce titre énorme, ce camaïeu de parme et de violet. Pour moi, cela dénotait un goût esthétique pour le moins douteux. Mais il y avait cette parenthèse qui semblait m’être adressée. Comme un moyen mnémotechnique pour borner cette période dorée dans le temps.

(81/82/83/84)

Avec O., nous passions beaucoup de temps ensemble. La plupart du temps. Parfois tout notre temps. Le foot sur la pelouse de la résidence le soir, avec Uwe. Les trajets en car jusqu’à Versailles. Les week-ends à Chavenay chez son père. Les longues conversations téléphoniques le soir, pour parler du dernier Police ou de Virginie D et de ce regard ambigu. De ce rallye où nous n’étions pas invités. De la boum du week-end suivant chez les Colonna. Et il y avait tous ces étés vagabonds. Entre les balades au coucher du soleil dans champs de blé moissonnés de Brégy et les plongeons à l’ombre des cyprès du Mas de Gavernes. Les maisons de ses grands-parents à Murat et Mazamet. Les locations estivales à Beg-Meil ou à Port Camargue. Les longs voyages en train sans les parents. Les journées entières de liberté non surveillée. Les centaines de pétards explosés et les kilos de bonbecs avalés. Les dragues malhabiles. Les premières bières, les premiers râteaux, les premiers baisers. Quand nous étions séparés nous nous écrivions de longues lettres. C’était chouette. Nous étions les meilleurs amis du monde, nous n’avions pas besoin de grand monde. Nous écoutions Simple Minds. Nous étions bien. Nous avions l’avenir devant nous. La certitude que même séparés il y avait quelqu’un, quelque part, qui voyait la même chose.

C’était en 81 et en 82, ou en 83. Peut-être même en 84. C’était écrit entre parenthèses. Une parenthèse en chantant Glittering Prize ou Someone, Somewhere (In Summertime).

Des années après, le coeur enflammé de la pochette palpite encore.

Flamme éternelle.


© Matthieu Dufour




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