Mai 1972 : Macbeth – Roman Polanski.


  Toujours possédé par la tragédie s’étant abattue sur sa seconde épouse Sharon Tate en 1969, Roman Polanski, après une année au fond du gouffre, décide de se remettre au travail en adaptant l’autobiographie d’Henri Charrière, Papillon, pour lequel il envisage Warren Beatty en bagnard soucieux de liberté. Les intentions polanskiennes semblent alors claires : outre l’aspect exotique et aventure d’un projet éloigné du surnaturel de Rosemary’s Baby (1968), rien d’anormal à voir un cinéaste traumatisé s’identifier à un personnage, le fameux Papillon, qui lutte, des années durant, afin de garder toute sa tête face aux supplices absurdes de l’existence (privation de lumière, de parole, de nourriture sinon des cafards) puis en sort finalement victorieux.

Papillon, bien plus qu’une adaptation du Macbeth de Shakespeare, aurait probablement été pour Polanski un film de remise à niveau psychique, physique et commercial. Le projet à l’eau (repris en 73 par Franklin J. Schaffner avec Steve McQueen et Dustin Hoffman, pour un beau film), Polanski, avec une affriolante envie, décide de contrecarrer survivance et pragmatisme puisqu’il choisit de transposer à l’écran, après Welles et Kurosawa, la plus ténébreuse des pièces de Shakespeare, La Tragédie de Macbeth. Le récit d’une déréliction qu’aucun démiurge ne sut mieux exprimer qu’ici, un lieu où les protagonistes principaux (Lady Macbeth et son époux proclamé futur roi d’Écosse par trois sorcières malignes) ne mettent pas bien longtemps avant de perdre la raison puis s’adonner à leurs pourritures secrètes.

Peut-être Polanski, soudainement assailli par Macbeth lors d’une randonnée en ski aux abords du chalet à Gstaad, voulut-il se détourner du combat contre les forces obscures, et inversement se questionner sur leurs endoctrinements naturels, par quelques sentences, au cœur du moins corrompu, du soi-disant fidèle, du thane. Après Rosemary’s Baby, Polanski refusait de tourner un nouveau film d’ambiance fantastique. Pourtant avec Macbeth, c’est bien pire que de l’horreur ou du surnaturel de fiction : meurtres, suicide, fascisme, infanticide, puis des fantômes, l’inscription du Mal (« ces mains-là ne seront donc jamais propres ? »), et des succubes qui rient au final des tourments infligés aux chétifs afin que le monde aille de mal en pis. Une adaptation de Macbeth par Polanski, à cette période, donnait l’impression que l’auteur souhaitait narguer le sort du mal en mettant en scène, avec agnosticisme et brutalité, une pièce de théâtre réputée maudite – Dario Argento, en 1987 avec Opéra, qui montre les coulisses cauchemardesques d’une représentation du Macbeth par Verdi, jouera également sur le registre de la conjuration.

    Le Macbeth de Polanski ressemble bien plus au Moyen Âge boueux de La Chair et le Sang (Paul Verhoeven, 1985) qu’à l’hyper-cinéma souhaité par Welles et Kurosawa dans leurs réappropriations respectives (Macbeth en 1948, Le Château de l’araignée en 1957). La typographie du générique, ancestrale, et les premières images du film, glaciales, annoncent déjà le soin avec lequel Polanski entend rester fidèle à l’œuvre de Shakespeare : frontal, sans équivoque, forcément déstabilisant bien que nécessaire puisque les protagonistes de la pièce taillent la chair, s’abreuvent du sang versé puis périssent de leurs remords. Mais aux déséquilibrants préceptes shakespeariens, le cinéaste ajoute, consciemment ou non, des visions issues du ghetto juif de Cracovie : rafle et extermination d’enfants, sang qui bouillonne lorsqu’advient l’agonie finale, fuite incertaine face aux prémices d’une dictature, deuils soudains, appréhension quand la mort règne dans les bois alentours… Macbeth exige une telle violence que Polanski, en rapport avec sa propre histoire, en vient même à tourner le monologue clef de la pièce (« La vie n’est qu’une ombre qui passe (…) un récit plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte et qui n’a pas de sens ») comme seule explication à toute idée de destinée tragique.

Ce qui pose la question du libre arbitre, thème immuable du cinéma polanskien : Macbeth serait-il devenu roi d’Écosse sans les prémonitions de trois sorcières, et ainsi rien ne serait écrit et tout convergerait vers le hasard ? Le Trelkovky du Locataire (1976) croyait-il à la malédiction de la momie ou bien se laissait-il envenimé par une xénophobie rampante ? Paranoïa chez Polanski : le Jack Gittes de Chinatown (1974) aurait pu ou non empêcher l’assassinat de Evelyn Mulwray, Rosemary pouvait refuser cette encombrante mainmise du voisinage sur l’état de sa grossesse, le professeur Abronsius ne serait-il pas parti en Transylvanie afin de prouver l’existence des vampires que le Mal jamais n’envahirait le monde (Le Bal des vampires, 1967) … Rien qu’une affaire de lieux, de mauvaises rencontres ou de circonstances, qui façonne les tragédies, avec toujours l’idée chez les congédiés que le drame ne tenait qu’à un détail malencontreux, à un minuscule point de bascule sans retour arrière. Un achoppement qui transforme Macbeth, suite aux prémonitions des sorcières, de noble et fidèle écossais en schizophrène meurtrier haï par le peuple. Chez Polanski, le hasard de l’existence n’est ni religieux ni métaphysique, pas même cinéphile : c’est un simple jeu de quilles dicté par un fou, une boule qui tombe ou non au bon endroit mais dont les répercussions, négatives comme positives, se font ressentir. Et changent la vie.


© Jean Thooris


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