DOA, rétablir le chaos – Élise Lépine (Playlist Society).


J’ai longtemps séparé l’artiste de ses œuvres. Musique, littérature, cinéma, j’ai empilé les livres de chevets, les chansons à écouter en boucle et les films cultes sans jamais vraiment m’intéresser à ceux qui les produisaient. Parfois bien sûr, j’ai accumulé tant de sorties du même artiste, que j’ai pu devenir une sorte de « fan » sans le vouloir ; mais j’ai rarement été tenté d’en savoir plus sur ses amours ou ses emmerdes. D’aucun trouveront ça pathétique, d’autres pointeront un manque de curiosité condamnable, personnellement j’ai souvent préféré me tenir à distance pour garder une part de mystère.

Mais ça c’était avant.

Avant d’être tenté d’en savoir plus par les sorties régulières de Playlist Society. Des livres à la fois érudits et accessibles, courts et toujours prenants, des livres qui décortiquent avec une rigueur jamais démentie une thématique, un parcours artistique ou une œuvre. Concentrés d’intelligence et de (pop) culture, ces sorties me sont devenues assez indispensables. Comme ce fût le cas récemment avec le Tricky, antistar superstar de Florine Delcourt. Et comme c’est encore le cas avec cet entretien captivant entre Elise Lépine et DOA, grand romancier dont je guette chaque sortie avec fébrilité, prêt à rompre toute activité sociale le temps qu’il faudra pour pénétrer les méandres de son nouveau roman (et pour m’en remettre).

C’est donc plutôt ironique : un lecteur peu versé dans la biographie d’artistes, qui se régale en lisant l’interview au long cours d’un auteur secret, soucieux de préserver sa tranquillité (à défaut de son anonymat, éventé depuis) et qui préfère exister par ses livres. Passons les quelques paradoxes que cela pourrait soulever pour en venir à l’essentiel, à savoir des échanges passionnants entre un auteur au parcours atypique et à la lucidité aiguisée, et une journaliste qui manie l’art de l’interview avec une grande finesse. Cet entretien intéressera aussi bien les aficionados de DOA, qui y trouveront réflexions inspirantes et secrets de fabrication, que les autres qui auront probablement envie de plonger dans l’œuvre foisonnante d’un auteur qui saisit mieux que n’importe qui les troubles d’un monde névrosé et chaotique.

Attaché au vérisme et à la précision de son écriture, refusant toute psychologisation inutile et tout dogmatisme stérile, DOA est aussi brillant dans la fresque géopolitique noire (l’halluciné et hallucinant Cycle Clandestin) que dans le polar sombre, tendu et violent (le récent Rétiaire(s)). Donnant à lire la violence qui fait tourner le monde, il ne nous épargne rien, illustrant avec perfection le fameux « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » de Char (in Les feuillets d’Hypnos).

Si ce nouveau livre de Playlist Society permet de mieux appréhender la « méthode DOA », il alimente également des réflexions personnelles sur l’évolution d’une société globalisée. DOA, qui a « vu du pays », nous livre parfois le fond de sa pensée, avec précision et nuances, sans jamais céder à la tentation de la simplification ou d’une quelconque leçon de morale. Car il le sait mieux que quiconque, le noir ou le blanc c’est pour amuser la galerie, nous sommes tous gris, mélange d’ombres poisseuses et de lumières rejaillissant des cendres.

Une espèce d’anti-Twitter donc. Et c’est plutôt salutaire.


© Matthieu Dufour