Chronique – Grand Blanc (EP).
J’ai d’abord détourné les yeux de ces vidéos postées sur Facebook, de cette rumeur qui montait, de ce bruissement qui enflait, pas eu envie de me retrouver devant un énième groupe porté par la hype, et pourtant j’ai vu ≠ Fauve en concert, mais là j’ai refusé de cliquer sur ces liens, d’écouter « Samedi la nuit », de lire les superlatifs… bref j’ai fait mon intéressant, capricieux et boudeur. Puis j’ai cédé, intrigué par l’esthétique industrielle et grise, j’ai visionné, j’ai écouté…
…et je suis tombé…à la renverse…cloué au sol…interdit…tétanisé…récitant dans ma tête vrillée ces mots d’Artaud… « je suis ce poète oublié, qui s’est vu tomber dans la matière un jour, et la matière ne me mangera pas, moi. Je ne veux pas de ces réflexes vieillis (…) Je suis ce primitif mécontent de l’horreur inexpiable des choses. Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne veux pas m’y revoir, moi. » …puis le besoin d’écrire ces sensations…ce choc physique…ce violent uppercut métallique reçu « Samedi la nuit »…écrire pour ne pas me retrouver « aux objets trouvés »…décrire ce sentiment d’urgence propre à la jeunesse…qu’elle soit affamée…désœuvrée ou désenchantée…ou mélancolique…ce sentiment que 33 ans c’est déjà vieux…qu’il faut mieux brûler avant d’être cramé…il y a cet appétit des poètes beats pour le voyage, la découverte…ce feu qui irradie des mots tordus, rougis par la chaleur…puis soudés entre eux dans un ordre qui n’appartient qu’à leurs auteurs…ce besoin de bouger…de prendre la route…quitte à finir dans un cul-de-sac, dans une impasse…le besoin de se jeter à l’eau…cette envie d’en découdre, de monter sur le ring…cette urgence urgente…cette nécessité…d’absorber tout ce qui passe à portée de main…des éponges…malaxer…triturer…cabosser…recracher…jubiler…jubiler…vivre…vite…convoquer Char à la barre…son écriture minérale…libre…ses fragments…son intransigeante exigence de liberté…refuser la soumission…écrire…vite…
« tu es pressé d’écrire
comme si tu étais en retard sur la vie
s’il en est ainsi fais cortège à tes sources
hâte-toi
hâte-toi de transmettre
ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance
effectivement tu es en retard sur la vie
la vie inexprimable
la seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir
celle qui t’es refusée chaque jour par les êtres et par les choses
dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés
au bout de combats sans merci
hors d’elle tout n’est qu’agonie soumise fin grossière
si tu rencontres la mort durant ton labeur
reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride
en t’inclinant
si tu veux rire
offre ta soumission
jamais tes armes
tu as été créé pour des moments peu communs
modifie-toi disparais sans regret
au gré de la rigueur suave
quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit
sans interruption
sans égarement
essaime la poussière
nul ne décèlera votre union. »
…allongé sur ce sol glacé de bitume et de poussière…gris anthracite…degré 0…l’impression d’émerger en slow-motion d’un cauchemar poisseux…d’une cuite pas drôle…je me sens moite…sueurs froides…toujours incapable de me lever…j’essaye…je trébuche…mes jambes hésitent… le sol est mou, mouvant…il se dérobe…ma tête tourne au rythme de cette rengaine lancinante…comme une fête foraine hantée…un disque qui tourne à la mauvaise vitesse…cette voix grave et caverneuse qui vient s’immiscer dans mon crâne déjà surpeuplé…le tournis…ça tangue… roulis urbain et titubant…faits d’hiver et variés…retomber sur le sol…les paupières lâchent l’affaire…coma…vain combat…se relever…retomber…sombrer…coma…s’enfoncer dans l’asphalte… mer sombre et froide…les eaux de la mère morte…les os usés…noir total…écran final…grise mire…c’est la voix qui me réveille comme un seau d’eau glacée dans la tronche…ces yeux collés là sur mon front…la voix m’attend sur un ring prête à tabasser…elle est grave…elle ne parle pas…ne crie pas…elle donne des ordres…éructe…crache…mais je sais que je ne pourrai pas lui échapper…c’est parti pour un passage à tabac dans les règles de l’art…samedi la nuit…samedi gris plein…voyage clandestin sous amphètes dans le tambour d’une machine à laver lancé dans un essorage à 1 500 tours…le salaire de la peur…la guitare martiale…manège infernal et incontrôlable lancé à pleine vitesse…boite à musique géante incontrôlable…le grand prêtre assène ses mots durs à la foule envoutée…hypnotisée…les percussions ne viennent pas de dehors…elles sont dans mon cerveau…je suis possédé…ma sueur se transforme en vers…la poésie s’échappe par tous les pores de mon corps meurtri…bleui par le froid et les coups…le fantôme de Desnos me tourmente sans cesse… «J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie. »…je me réveille sans savoir où je suis…une boite de province…une avenue déserte…un homme une femme se branchent…une banlieue inquiétante…un bruit lancinant résonne dans ma tête…quelqu’un tamponne mon front avec une régularité métronomique inquiétante et diabolique…un homme serpente…une femme vitupère…accalmie brumeuse…pause vaporeuse…retrouver ses esprits…se caler sur le tempo…remettre tout dans l’ordre…le plafond gris clair…gris tout court…les ombres…les beats…l’homme et la femme…ne se préoccupent plus de moi…s’embrassent…s’enlacent…avalent de grandes gorgées d’alcool brûlant…à l’unisson…symbiose grisée…ils iront danser sur vos tombes…ils iront glisser sur vos ombres…serpents tapis dans les recoins du cimetière de vos mémoires assoupies…grises…alors j’irai aussi danser sur vos tombes…pour éviter l’hécatombe…j’irai boire avec les morts…éviter de rester dehors…transi…dégrisé je reprends espoir…remonter sur le ring…frapper…frapper…shooter…frapper…dans le vide…dans le gris léger de la nuit qui meurt…frapper les murs…je cherche des sparing partners…ils font grise mine…la liesse est de mise pourtant…la mort est une fête…les esprits revenus…les âmes grises et immortelles…dehors les petites frappes shootent…les lignes blanches…les surfaces de séparation…les coups pas francs…carton gris…inspiration…expulsion…maudits jeux…vapeurs hivernales…carton plein…game over…fin de partie…
La musique de Grand Blanc (enfin les quatre morceaux que j’ai écoutés) est une expérience totale, mentale, physique, émotionnelle, il y a ces mots scandés à tour de rôle par la fille et le garçon, cette poésie brute, cette façon de malmener la langue française, de la contorsionner, de l’obliger à se confronter à ses propres paradoxes, à sa beauté, à sa complexité, ce détachement à peine perceptible aussi, cette façon de se mettre parfois en surplomb de cette grisaille, parce que bien évidemment tout n’est pas aussi sombre qu’ils le disent, eux-mêmes le savent, mais ils aiment jouer avec nos nerfs, et puis gris ce n’est pas noir… Il y a cette musique hypnotique, ravageuse, bastonneuse, addictive, fière, ces influences cold-new-post-wave-rock-punk jetées avec fracas et fondues dans les hauts-fourneaux en fusion de leurs envies, pour donner naissance à ces hymnes singuliers, hybrides, vénéneux, suintants, poisseux, qui déclinent ces cinglantes nuances de gris.
Un choc. Puissant. Le début d’un véritable univers. L’envie d’en savoir plus.
© Matthieu Dufour
PS : Juste un texte pour finir. En douceur.
« Chemin tournant
Il y a un terrible gris de poussière dans le temps
Un vent du sud avec de fortes ailes
Les échos sourds de l’eau dans le soir chavirant
Et dans la nuit mouillée qui jaillit du tournant
des voix rugueuses qui se plaignent
Un goût de cendre sur la langue
Un bruit d’orgue dans les sentiers
Le navire du cœur qui tangue
Tous les désastres du métier
Quand les feux du désert s’éteignent un à un
Quand les yeux sont mouillés comme
des brins d’herbe
Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles
Le matin à peine levé
Il y a quelqu’un qui cherche
Une adresse perdue dans le chemin caché
Les astres dérouillés et les fleurs dégringolent
A travers les branches cassées
Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine décollées
Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte
règle le mouvement et pousse l’horizon
Tous les cris sont passés tous les temps se rencontrent
Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons
Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête
Des visages vivants
Tout ce qui s’est passé au monde
Et cette fête
Où j’ai perdu mon temps »
Reverdy
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