À quoi ça rime ? Yan Kouton.

Premier contributeur,  Yan Kouton nous propose de répondre à la question par un très bel extrait de son roman à venir « Hostia 2 » que nous vous laissons découvrir juste après. Vous verrez c’est assez intense comme tout ce que Yan écrit… N’hésitez pas à réagir et à commenter pour poursuivre et éclairer le débat qui est donc maintenant officiellement lancé… Merci Yan !


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« Et il y avait toi. Ma cible. L’angle d’attaque. L’intervalle dans lequel je me suis engouffré. Tu sais à quel point la ville digère tout ce qui s’agrège à elle. Tout ce qu’elle détruit pour un faire son tissu, son vêtement bariolé et riche ou décomposé.

Moi, c’est en marchant que je me créé. C’est en tuant que j’existe. Comme si le mouvement, ce phénomène, emportait ma vie. Ainsi mon existence est ce parcours qui se dessine peu à peu. Ces kilomètres parcourus sont la matière première de mon œuvre. Le meurtrier que je suis est un individu mobile dont les divagations fondent la création. Ce nomadisme est devenu le centre de ma pratique. Tuer comme le touriste visite, comme il se déplace et abandonne derrière lui poubelles, dépliants, nourritures. Moi, ce sont des cadavres que je laisse dans le décor, pour preuve de mon passage.

Librement je déambule et brise, à mon gré, l’ordre des villes que je traverse. Je suis cet inventeur pris dans les courants de la cité, avalant sa violence et ses drogues. Les corps et les âmes. Déchirant peaux et visages. Je suis dans son battement irrégulier, dans ses traces. Et j’en ajoute de nouvelles. J’en laisse derrière moi qui deviennent des signes tangibles, des oraisons, des corps dégroupés. Des vibrations intimes, si belles pour celui qui sait les écouter.

A l’affût d’un signe. L’égal ou ennemi. Enfin le monstre s’endort…Dans une flaque de béton. Les choses que l’on voit vraiment sont rares. C’est comme ça. C’est bien de comprendre le mal. De le voir enfin…Je vous emmerde tous…Même si au fond on en crève…Mais tout le monde crève à dire vrai…Alors quoi ? Se remettre en marche ? Adopter toute cette violence ? Voilà…Ça c’est bien : adopter toute cette violence.

Et aussi admirer les pancartes et les enseignes et les vitrines. Ces caisses qui brûlent les…Ce pauvre diable qui en me voyant s’imagine je-sais-pas-quoi…Il est bon pour les urgences. Avec les feux brûlés, cette lumière vive et ce vent. Ce vent qui donne envie de tuer. Un bon vieux coup de Fusil…Ouais…Une bonne vieille décharge de derrière les…Pas toi merde…Et pourquoi pas ? J’aime ça. J’ai toujours aimé ce vent cette foule un peu bourrée…Et donc les coups de feu. Tous ces types qui ressemblent à-je-sais pas-quoi…A l’affût d’un signe pour sauter à la gorge… Et qui flirtent avec cette pute. Vous comprenez ? On ne pouvait pas faire autrement…Voyez c’est exactement ça…La vie tout ça…Faut bien survivre…Enfin le monstre approche.

Comme collectionneur, avant d’éliminer je repère et me déplace au même rythme que ma victime. Sur elle, je prélève quelque chose. De la chair ou un objet. Le fruit de mes déplacements. Lors de ma course je prélève. Puis à sa fin, je réunis ces fragments. Trésors de vie offerts à la mort. Objets d’infinis, marches et recherches. D’infinis détails qui me collent à la peau. Accumuler ces restes urbains. Avec à mes trousses un enquêteur, mon visiteur, celui qui croit connaître mon œuvre. Qui entre en moi comme dans une galerie d’exposition. Photos, objets, performances, mises en scène. Tout y est.

Tuer me demande du temps. C’est un geste gratuit et lent. Tout le contraire de la ville. Sans aucune logique économique, utilitaire. Ça ne sert à rien. Ça ne s’inscrit nulle part comme profitable. Ca brise le rythme de cette machine à cracher de l’argent. Le meurtre est une tâche tellement supérieure, au-delà de tout. Un travail en marche. C’est un acte en marche, un acte de colère, de protestation. Contre ce qui assigne à l’individu une fonction, dont il est prisonnier pour sa vie. Comme la revendication de mon incapacité absolue à me spécialiser. L’idée même d’avoir à le faire me détruit. Me retire toute envie de poursuivre ma route, ma mission.

Les chiens de l’ordre économique enferment chacun dans un registre défini. Coupent les jambes et crèvent les yeux. Ce n’est pas moi qui mutile. Ce n’est pas moi qui supprime le désir d’être libre.

Ainsi je vois la ville. Je la caresse, peau si douce ou si âpre. Ainsi j’en observe les précipitations et les accidents. Disparaître dans le flux, le questionner, faire corps avec lui. Lui donner sa part d’essentiel. Ainsi le temps, ce temps m’appartient. Pas une seconde, pas une minute pour la société…Scander le temps, le marteler, lui donner une apparence. Chaque corps égrène le temps écoulé. Le cadavre, son ombre, des heures à subir le soleil puis la pluie. A subir les assauts de la durée. Le corps abandonné, sa transformation, au fur et à mesure que les heures passent, désigne, peut-être pour la première fois de son existence, sa matérialité. Il existe en disparaissant peu à peu. En se rigidifiant lentement. En totale harmonie avec le lieu, la géographie que j’ai choisie pour lui.

Lieu dont il est pour un moment l’attraction principale. D’abord dissimulée aux regards, aux mouvements. Puis projeté soudain dans la lumière. Spectacle extraordinaire. Les victimes déposées ne représentent pas le vide, le néant de ce monde. Mais bien plutôt sa part de vérité. Cette déchirure dans le tissu qui laisse alors passer la lumière. Un instant seulement il apparaît quelque chose, de l’autre côté.

Ce n’est pas interrompre la vie de l’autre, pour en devenir le maître. C’est le rendre à sa condition évanescente. Et c’est ma gravité, cette autre dimension de la cité. Que seule la délicate action de tuer dévoile. Il demeure une image bien ancrée dans les esprits qui auront croisé mon œuvre. Sur le fil de mon rasoir affûté. Contre tout ce qui a éliminé la sensibilité, l’intériorité, le spirituel et même l’identité. Le seul art qui ne soit pas une arme, une attraction décorative. Inutile et sublime, savamment pensé. Son aura d’intimité…Un art, au fond, classique. Qui refuse la disparition de la mémoire. De sa mémoire. De son expérience. Qui s’immisce dans les failles et les creux, les éclaire et révèle ce décor habituellement dissimulé. Imprime une allure nouvelle. En tuant, je manipule le temps. Je m’en saisis, le reconfigure. Le cadavre n’est pas un simple objet, c’est un univers en changement perpétuel. Les passants interagissent avec lui et finissent malgré eux mon œuvre. En y apportant leur touche personnelle.

La victime occupe la place de sa réalité mise au ban. Elle balise le vide à l’endroit où je l’ai laissée. Ici reposent les valeurs absolues. L’infini qui a sombré…Et ce devoir, alors, de rassembler le spirituel et le profane. Enfin réunir en un lieu-sépulture, un lieu sacré, ce qui n’aurait jamais dû être séparé…Des œuvres avec la vie, les actes et les souffrances qui font l’expérience. Comme un artiste, je vais au-delà d’une toile, d’un objet…Je vais vers les autres…Je fais exploser les supports et les surfaces, toutes les limites. Je cours après cet environnement où tout ferait sens. Et pour ça, j’utilise ce que l’art enfermé ne peut, ne veut plus, utiliser. La vue, les moments, tous ces gens et leurs odeurs. Montrer, comme une première fois, le monde tel qu’il est. Ce monde que la plupart n’ont jamais encore vu, éprouvé sans doute mais jamais reconnu. Tuer pour apprendre…

J’interroge avec méthode l’existence. Je recherche la plénitude, en me plongeant au centre de mon œuvre, comme Pollock perdu au milieu de sa toile couchée. Immense à l’intérieur. Ton intimité et la rue, c’est la même chose à mes yeux. Tu n’es rien en toi-même. Qu’un fragment minuscule d’un tout. Te priver de ce à quoi tu tiens le plus pour te rappeler à ce monde apaisé, à cette unité absolue. Pour que la beauté s’épanouisse dans la réalité. Tout fait corps.

Et moi je vis dans ce désert limpide. J’en fais une fête, une ivresse, une descente aux enfers. J’y trouve un air d’Artaud. Plus violent, plus authentique que nulle autre. Suivant les cicatrices, la désolation. L’état désemparé. Ce goût de mort. Témoignage de la souffrance inhérente à tout. Puis de vouloir la souffler, l’exploser. La marteler aussi. Pour sculpture et paysage. La renverser comme alcool. Y mettre le feu ensuite.

Qu’elle embrase tout. Société, son ordre imprimé, accompagnant la vie puissante au cimetière. Aux cendres. Lui intimant le sordide, au lieu du vital. Qu’elle décime ce cheptel grégaire et sot. Qu’elle engendre le drame.

Parce qu’enfin, la voilà la poésie. Elle n’est que ça. Un drame. Une vision vraie. La plus proche possible du drame de l’origine. Presque gai. Bien qu’issu des ténèbres les plus impitoyables. Arrachées à la chair. Par ce coup de massue dont il parle. »

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 YAN KOUTON

Yan Kouton est né en 1971. Juriste de formation, il vit désormais à Villejuif, après avoir longtemps vécu à Brest.

Parallèlement à l’écriture de romans à la tonalité sombre (quatre romans à ce jour, aux Editions Zinédi et La Matière Noire), il poursuit un travail d’écriture poétique et de création numérique qu’il décline sur divers blogs et supports, afin de développer la vision d’un territoire narratif global. La possibilité d’écrire en créant des passerelles entre ses différents districts (fictionnels, autofictionnels, prosaïques, poétiques…).

Ainsi, se dessine, peu à peu, la carte d’une ville littéraire. Le cercle de l’écriture est progressivement élargi à la photographie urbaine, la peinture, la conception de vidéos.

Yan Kouton est un auteur de La Revue des Ressources, du Zaporogue, et chroniqueur musical au webzine A Découvrir Absolument. Auteur de nouvelles pour le magazine Short Stories, et parolier pour les groupes Dolly Matic et Gu’s Musics.

Retrouvez l’ensemble des activités de Yan Kouton depuis les sites portails ci-dessous :

 

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