Top Gun : qui détient le plus gros manche ?

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Top Gun fête ses trente ans. Ce qui n’en fait pas un meilleur film.

Simpson & Bruckheimer

Dieu que nous détestions ce film durant les années quatre-vingt. Pas tant à cause des fumigènes et des couchers de soleil exagérément publicitaires de Tony Scott. Non : Top Gun, durant une période heureusement succincte, représentait un miroir idéal pour les garçons frimeurs et les filles au cœur d’artichaut. Les premiers ordonnaient qu’on les surnomme Maverick (du nom du personnage joué par Cruise), les secondes découpaient nos magazines de cinéma pour accrocher sur leurs murs des photos de l’acteur. Dans un sens, cela semblait logique : le film n’étant qu’une propagande en faveur de la Navy, doublé d’une érotisation glamour des corps de chaque comédien, l’entreprise lavage de cerveaux ne pouvait que titiller les fantasmes des pré-pubères. 

Nous détestions également Top Gun pour deux autres raisons. D’abord, Tom Cruise ne s’était pas encore constitué la plus impressionnante filmographie de tous les temps. En 86, il incarnait une forme de jeunesse Colgate, c’est-à-dire un poster, un look, une brillance sans profondeur (plus pour longtemps – La Couleur de l’argent, de Scorsese et avec Paul Newman, allait totalement le crédibiliser dès l’année suivante). Bien malin celui qui, face à Top Gun, aurait prédit que Tom Cruise deviendrait un jour le plus grand acteur du monde (et enchaînerait Kubrick, Spielberg, Mann, De Palma, Stone…).

Ensuite, Tony Scott sortait des Prédateurs, variation esthète (et violemment culte) autour du mythe du vampire, avec Deneuve et Bowie. Top Gun, ce n’était pas vraiment Les Prédateurs : le précédent Scott prônait le raffinement, celui-ci fonçait à tout crin dans une parure commerciale assumée, revendiquée, vulgarisée. Le basculement se ressentait musicalement : Les Prédateurs s’organisait autour de Bauhaus, Iggy Pop et Ravel ; Top Gun, lui, piochait dans le rock FM (avec, en étendard, une scie nommée “Take My Breath Away” uniquement destinée à faire la promotion du film sur MTV). Bref : Tony Scott virait zombie lobotomisé pour le compte des producteurs Don Simpson et Jerry Bruckheimer (Flashdance, Le Flic de Beverly Hills, entre autres crimes). 

Qu’est-ce qui nous incite à revoir aujourd’hui Top Gun (pas visionné depuis au moins vingt-cinq ans) ? Peut-être la lecture du livre « Les vies de Tom Cruise » (par Louis Blanchot, chez Capricci), sans doute car Tony Scott (décédé en 2012) a ensuite mis en scène quelques beaux films (Domino, USS Alabama, Ennemi d’Etat)…

Le meilleur parmi les meilleurs

Evidemment, lorsqu’on revoit Top Gun, on scrute la portée homosexuelle dictée par Roger Avary puis reprise par Quentin Tarantino. Cette analyse gay tient la route (pour s’en convaincre, revoir la scène de l’ascenseur, avec Kelly McGillis fringuée en mec). Mais Top Gun va peut-être plus loin que le simple sous-entendu homo : le film décrit un monde entièrement dominé par la masculinité et dans lequel les femmes doivent s’adapter (donc se viriliser).

En début de film, Cougar (pote de Maverick) flippe en plein vol. « Accroché » par un Mig-2, il regarde une photo représentant sa femme et sa fille, puis, de retour à la base, exige sa démission. Traduction : cet univers robuste ne correspond pas à son hétérosexualité (être « accroché » par un Mig-2 signifiant une pénétration anale). Une fois exposé le programme (dans Top Gun, aucune place pour les « fiottes »), le film ne se décline qu’en lourds symboles phalliques accréditant la supériorité du « mec qui en a » : la moto que chevauche Maverick, le manche (de l’avion) entre les jambes (et c’est à celui qui le maîtrisera au mieux), la scène de volley au ralenti et torses nus (affirmer sa virilité en laissant pénétrer le ballon dans le camp adverse), les innombrables séquences après la douche commune (serviettes décentes, mais musculatures fièrement exposées), la tape amicale (mais lourde de connivences testostérones) offerte par le commandant de la Top Gun (« le meilleur pilote de chasse au monde », est-il précisé) sur le corps dénudé de son élève Maverick. Bien au-delà de la fibre homo, le film de Simpson-Bruckheimer insiste sur un enclos dominé par une virilité assumée et affichée. Plus tu l’as grosse (et mieux tu sais t’en servir), plus tu es crack dans ton domaine.

La pauvre Kelly McGillis, paumée dans un univers de mecs accros aux manches, n’est pas bien différente des Maverick et Iceman : elle se prénomme Charlie (une grosse parcelle masculine supplante ainsi sa féminité) et conduit une porche (toujours s’affirmer par la domination d’un gros engin), elle est attachée tactique (autrement-dit : elle donne des ordres, donc « mate » la bleusaille), elle tombe amoureuse de Maverick car « il est le seul à avoir affronté un Mig-28 » (le personnage de Charlie étant à moitié mec, il semble logique qu’il agrippe le plus masculin des pilotes : celui montrant explicitement la paire qu’il détient), et, of course, elle doit revêtir les fringues du mâle dominant afin de trouver sa place dans cet univers masculinisé. (Reste que, d’un strict point de vue scénaristique, le personnage de Charlie ne semble exister qu’à seule fin d’éviter à Top Gun l’appellatif gay – il est évident que Maverick préfère chevaucher son zinc plutôt que le corps de sa nouvelle dulcinée.)

Guère surprenant à ce qu’aucun conflit notable ne se perçoive entre Maverick et Iceman : ils sont du même bord (des mecs, des vrais) et respectent chacun l’assurance physique (donc les muscles) de l’autre. Entre grands gaillards, on se serre les coudes.

De nos jours, Top Gun est à mourir de rire. Les thèmes y sont tellement affichés que l’on se demande si le script ne fut pas écrit d’après une note d’intention des producteurs : un film qui parlerait d’individualisme, d’une élite américaine masculine, d’une idée de collectivité sociale (« parmi les meilleurs ») n’admettant qu’un seul et unique champion (il ne s’agit donc pas de frimer parmi les meilleurs, mais d’être le meilleur parmi les meilleurs), avec un personnage féminin (sans aucune fêlure – on n’est pas chez John Hughes) qui, par sa romance avec le « héros », permettrait à ce dernier d’afficher son hétérosexualité.

En effet : hier comme aujourd’hui, Top Gun, c’est n’importe quoi.

Tony Scott

J’ai longtemps pensé que Les Prédateurs était le film le plus personnel de Tony Scott ; mais que, face à l’échec commercial de ce premier ouvrage, le cinéaste avait abdiqué pour finalement offrir son style publicitaire à des produits de consommation courante. J’en suis aujourd’hui moins certain.

Les Prédateurs reste un film fascinant, une sorte de clip travaillant la nature de ses images (l’idée de contamination insuffle à chaque plan un trouble, une menace – et colle aux premiers ravages du SIDA). En même temps, Les Prédateurs, de nos jours, peut également se lire telle une carte de visite : Tony Scott y déploie l’étendue de son talent visuel, cela pour « accrocher » (façon Mig-2) l’industrie du spectacle. Les Prédateurs, quoi qu’il arrive, restera la plus belle réussite de Scott ; il ne s’agit pourtant que d’un CV, d’une démonstration ayant pour unique but de convaincre Hollywood de la plus-value cinématographique du publicitaire (Simpson et Bruckheimer, au moment de confier Top Gun à Scott, détestaient Les Prédateurs, mais sentaient le potentiel esthétique du cinéaste).

Tony Scott se savait excellent faiseur et n’exigeait pas de tourner un jour son Blade Runner (sinon, il n’aurait pas filmé Le Flic de Beverly Hills 2). Durant les 80’s, cela entachait ses qualités d’efficace filmmaker : Top Gun, Le Flic et Revenge sont des navets indéfendables, mais sans prétention aucune de la part de Scott (je doute qu’il eut conscience de l’ambigüité gay développée au sein de Top Gun).

Comme une forme de mea culpa, et quelques années avant de se métamorphoser en violeur d’images (Domino), Scott remodela Top Gun, tenta de lui injecter une certaine friabilité tout en humanisant Cruise / Maverick : le film se nommait Days of Thunder (un bide commercial) ; et plus celui-ci se revoit, plus vrombit-il à fière allure.


© Jean Thooris