Chronique – Philippe Jaenada – La serpe.
« Il est évident que je ne fais pas un roman, puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que j’écris pour la vérité serait peut-être moins dans l’erreur que celui qui le prendrait pour une fable. » – Denis Diderot – Jacques le fataliste et son maître
Pour être tout à fait honnête je ne lis quasiment plus de romans français, tout du moins de romans français écrits par des auteurs vivants : trop de déceptions, de mauvais livres, écrits trop vite, mal écrits, mal construits, trop de livres tombés des mains, pas terminés, couverts de poussière sous ma table de chevet, trop d’euros dépensés pour des ego-trips vains et vides, des bluettes fades, niaises, des reconstitutions laborieuses. Chaque année c’est pareil, le cirque littéraire reprend sa route et la camorra de Saint Germain des Prés (ou ce qu’il en reste) tente de nous vanter les mérites incomparables de quelques dizaines de nouveautés à grand renfort de chroniques mielleuses et avec l’aide précieuse de la grande amicale des ‘’journalistes’’ littéraires, une sorte de SPECTRE culturel (Service Pour l’Édition, la Contre-édition, le Terrorisme (intellectuel), la Rétorsion et l’Extorsion) qui vient tous les ans racketter des lecteurs (plus ou moins) innocents, (plus ou moins) complices. Bref, chaque année je fuis ce spectacle répétitif et je fais mon vieux con (étant par définition de plus en plus à l’aise dans ce rôle au fur et à mesure que le temps passe), en relisant Tendre est la nuit, un bouquin sur la résistance ou la collaboration, des poèmes de Reverdy et en postant sur Facebook quelques lignes de Gracq (« Le grand public, par un entraînement inconscient, exige de nos jours comme une preuve cette transmutation bizarre du qualitatif en quantitatif, qui fait que l’écrivain aujourd’hui se doit de représenter, comme on dit, une surface, avant même parfois d’avoir un talent. » in La littérature à l’estomac, par exemple).
Mais cette année j’ai fait deux exceptions. La première pour le formidable Destinationde mon ami Franck Magloire (j’y reviendrai bientôt). La seconde pour La serpe de Philippe Jaenada. Pour le Magloire (oui moi aussi je peux faire de la promo pour des potes, malheureusement pour Franck je n’écris pas dans Le Monde mais sur Pop, Cultures & Cie, autant dire qu’au niveau promo c’est d’une efficacité toute relative), merveilleux texte à la langue pure et intemporelle, qui passe de toute façon en dessous de tous les radars médiatiques, pas de danger d’être influencé par une quelconque pression extérieure. Concernant le Jaenada, il se trouve qu’il raconte l’histoire d’un monsieur à qui est lié quelqu’un que je connais et que j’aime bien. On doit donc là aussi pouvoir parler de copinage. Heureusement pour l’auteur, il a déjà eu son lot de critiques dithyrambiques : je peux donc écrire, l’esprit tranquille et la conscience sereine, tout le bien que je pense de ce livre. Personne n’y prêtera attention.
Le pitch de La serpe : un type à la mauvaise réputation (dispendieux, ingrat, méprisant, parisien, je vous en passe) se réveille dans un château paumé du Périgord. On est en 1941. Autour de lui, un massacre, son père (avec qui il entretiendrait des relations difficiles), sa tante (qu’il essayerait de dépouiller) et la bonne, toutes ces braves âmes innocentes baignant dans leur sang. Comme dans toute bonne partie de Cluedo, la demeure semble hermétique et ne présente aucune trace d’effraction, l’arme du crime est une serpe empruntée par le jeune homme aux gardiens quelques jours auparavant. Les premiers témoins seront frappés par l’attitude qu’ils jugent désinvolte du rescapé qui offre des cigarettes et se met à jouer du Chopin. Mais alors que le commun des mortels est convaincu de sa culpabilité, l’héritier sera acquitté à l’issue du procès. Dilapidant rapidement, avec une certaine générosité et un panache non moins certain, la fortune familiale, il émigrera fauché en Amérique du Sud où il sera chercheur d’or, barman, chauffeur de camion. À son retour il écrira (sous le nom de Georges Arnaud) Le salaire de la peur, roman adapté par Clouzot (le cinéaste, l’inspecteur c’est Clouseau), puis il sera journaliste, agitateur, militant, un bel exemple d’intellectuel engagé comme cette époque a pu en produire. Convaincu par le petit-fils d’Henri Girard de s’intéresser à l’incroyable destin de son grand-père, Philippe Jaenada décide de filer dans le Périgord pour remonter le cours de l’histoire et tenter de démêler le bon grain de l’ivraie. Au départ convaincu de la culpabilité de Girard, l’auteur vacille peu à peu, stupéfait par les zones d’ombres d’une enquête bâclée qu’il découvre au fur et à mesure de ses pérégrinations. Il proposera à la fin du récit une autre hypothèse.
Après s’être attaché à écrire la description attendue d’un personnage aux apparences peu aimables (une bonne tête de coupable idéal, ce voisin que vous aimez jalouser, ce collègue qui vous insupporte), le romancier se fait un plaisir de déconstruire avec conviction ce portrait en nous conviant à une lecture minutieuse des lettres des principaux protagonistes. Et derrière la scène illuminée de la grande comédie humaine, dans les coulisses, là à portée de main, on découvre soudain la personnalité d’un homme nécessairement plus ambigu que ce que le principal intéressé lui-même propose, on découvre une belle et forte relation entre un père et son fils, deux hommes marqués à jamais par la disparition précoce d’une femme, d’une mère. Peu à peu, la façade se craquelle, se fissure. Mais cela ne suffit pas à un Jaenada à l’appétit grandissant. C’est à un véritable ravalement qu’il va se livrer en se plongeant, en nous plongeant dans les archives judiciaires. Un travail de fourmi addictif, quasi-scientifique pour reprendre point par point, témoignage par témoignage, les flous et les ratés d’une enquête qui laisse objectivement à désirer (et qui auront permis à Maitre Garçon de retourner le jury au procès). L’écrivain se transforme alors en enquêteur et c’est à ce moment que je comprends mieux pourquoi la nom de « roman » est accolé à cette histoire. L’auteur devient lui même personnage de cette histoire en endossant les habits d’un inspecteur déterminé à ne pas se laisser embarquer par de soi-disant évidences. Jaenada n’est plus Tintin dans le Périgord, non, il rejoint le club de ces inspecteurs obstinés, aux habitudes de vieux garçons et à l’intelligence quantique, plus Columbo (même si en l’occurence on connait ici le prénom de la femme de l’auteur, Anne-Catherine), que Wallander ou Harry Bosch, l’inspecteur Jaenada ne lâchera plus l’affaire : pour quelqu’un qui ne voulait pas s’attaquer au cas Henri Girard, c’est une réussite…
Ne vous laissez pour autant pas impressionner par l’épaisseur de ces 600 et quelques pages ou le décryptage maniaque des minutes du procès (la construction de ce bouquin a du être un sacré casse tête…) : le livre de Jaenada file comme une bonne soirée entre amis (avec les quelques verres de Madiran ou de Faugères qui vont avec). Il y a bien ces 5 ou 10 minutes de doute vers minuit (vous essayez de contenir un bâillement lorsque votre pote entame pour la énième fois l’histoire de cette réunion client incroyable ou des prouesses de son rejeton au judo, vous jetez un coup d’oeil à votre femme qui a visiblement décroché depuis déjà un moment) où vous vous dites que vous allez y aller. Mais comme par enchantement, 4 heures plus tard vous y êtes encore, n’avez pas vu passer la soirée et vous protestez quand quelqu’un émet l’idée saugrenue qu’il serait peut-être temps de rentrer (son fils a foot le lendemain matin). Il faut dire que Philippe Jaenada est un conteur hors pair, un griot truculent, un auteur généreux et doué d’une véritable empathie. Adepte des digressions digressives (l’occasion de beaux moments sur son propre fils), il ne lâche jamais sa proie et ne perd jamais le fil. Vous vous demanderez régulièrement où il veut en venir mais au moment même où vous serez sur le point de craquer, de vous dire qu’il abuse, il sera déjà trop tard : il aura resserré son étreinte et vous aura remis sur les rails d’une investigation que vous n’êtes pas prêts de lâcher. La serpe est un roman (?) tout à fait captivant qui remet la littérature à sa place comme outil de compréhension d’un monde, d’une époque, de l’âme humaine dans ce qu’elle a de plus fascinant, de plus fragile, cette ambiguïté, ces paradoxes qui nous tiennent et qui nous lient.
Pour conclure, je citerai Chabrol (j’ai plusieurs fois imaginé Jaeanda en Inspecteur Lavardin, allez savoir pourquoi, la province, la bourgeoise, les rancoeurs familiales, la médiocrité de l’âme humaine, la grande comédie, …) : « J’aime le polar, c’est comme une bouée de sauvetage pour explorer l’humain. On peut y présenter les pièges de l’existence, une énigme, qui est partiellement ou totalement résolue à la fin du film. »
© Matthieu Dufour
PS : ôtez-moi d’un doute Monsieur Jaenada (ou doit-on dorénavant vous appeler PhiliPPPe ?), êtes-vous bien l’auteur de ce formidable livre ou est-ce l’oeuvre de votre jumeau maléfique ? P comme Périgord, coïncidence ? Je ne crois pas… Un jour, quelqu’un peut-être mènera cette enquête.