Avril 1990 : Mona et moi – Patrick Grandperret.

Mona et moi - image


Nous n’oublierons jamais Patrick Grandperret (disparu en mars dernier). Pour l’onde de choc Mona et moi, entre autres films (Court circuits) et collaborations (Pialat, Claire Denis). Sans doute car ce Mona drôle et triste, réaliste et fantasmé, ressemblait à l’OVNI d’une vie.

Le réalisme rock et punk n’est pas la grande affaire du cinéma français. En excluant l’axe documentaire ainsi que les ouvrages de Godard (One + One avec les Stones, Soigne ta droite avec les Mitsouko), le cinéma français n’a jamais réussit à décrire l’insoumission, les dérives ou la déchéance d’une jeunesse dopée aussi bien à l’héro qu’aux guitares électriques. Cas d’école : Olivier Assayas, d’abord avec Désordre, qui vieillit un peu mal et qui, du reste, place les obsessions littéraires au-dessus du descriptif rock (ou cold-wave), puis avec Clean, un film (très bon à l’époque) qui parle de rock français via des musiciens américains (le territorialisme en est faussé).

Rien à voir avec la chanson, de Demy à Christophe Honoré, ni même avec les yéyés et la nostalgie des Chaussettes noires (Souvenirs, souvenirs d’Ariel Zeitoun). En France, le cinéma chante populaire. Pour le punk, c’est logiquement en Amérique qu’il faut trouver les meilleurs spécimens : le Blank Generation d’Amos Poe, Repo Man d’Alex Cox, voire le Stranger Than Paradise de Jarmusch qui déshabille les outlaws de leurs looks pour en faire des glandeurs accros aux courses de chevaux.

Voilà également pourquoi, si l’on parle réalisme punk à la française, Mona et moi, deuxième film de Patrick Grandperret, est le seul ouvrage de fiction jamais consacré à une jeunesse ou à une façon de vivre issue des périphéries parisiennes 80’s – avec L’Affaire des divisions Morituri, premier film du précurseur F.J. Ossang.

Lorsque Mona et moi sort en France, début 90, le jeune cinéma français est en attente d’un renouveau. Entre-deux où Pialat incarne le boss, où les meilleurs films français, outre ceux de Maurice, proviennent de Godard, Rohmer, Rivette, Duras, Varda et Chabrol. Le jeune cinéma peine à s’inscrire dans une relève révérencieuse mais également autonome (à l’exception d’Assayas, qui n’est plus débutant depuis longtemps). Au contraire : sale période où le commercial, d’une nullité avérée, saccage l’écran, où l’esthétique prédomine sur la beauté du geste – Leos Carax, dans une filiation Garrel, est, de ce point de vue, un nomade, le seul à faire du cinéma personnel avec conscience d’un héritage.

Nous sommes à une millième de seconde de l’explosion Desplechin (La Sentinelle) – le nouveau maître – mais aussi de Beauvois (Nord) ou Laurence Ferreira Barbosa (Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel). Autant dire que Mona et moi ne provient de nulle part, sinon, éventuellement, d’un dégraissage de la fiction à la Pialat (dont Patrick Grandperret fut assistant réalisateur sur Passe ton bac d’abord).

Il existe pourtant, en 89, de nombreux cinéastes français dont les premiers films ne laissent aucun doute sur l’impact futur de leurs auteurs : Claire Denis en premier lieu (avec Chocolat et S’en fout la mort), Patricia Mazuy (Peaux de vaches), ou Ossang, toujours lui, avec Le Trésor des îles chiennes, qui invente, trop tôt, ce qui allait dessiner une nouvelle liberté cinéphile pour la jeunesse française de… maintenant (Bertrand Mandico, Yann Gonzalez).

Mona et moi sortait néanmoins du tout ordinaire. Le film, inspiré des souvenirs banlieusards de Simon Reggiani à Ivry (dédicace en ouverture), dépeignait un milieu punk par inadvertance. Aucun cliché destroy présent ici. Au contraire : on rigole beaucoup face à la vie de squats, à la bonne santé physique unissant cette jeunesse campée par Denis Lavant, Antoine Chappey, Olivier Owen et la troublante Sophie Simon. Même la came, loin de l’accoutumance ou de la crainte des flics, est, pour cette marginalité, un délire récréatif (sauf malheureusement pour Helno, chanteur des Négresses Vertes, dans un rôle de junkie à la seringue et au citron – seul personnage tragique du film, parce que décédé d’une overdose en 93).

La part d’écriture et d’improvisations se mélangent, s’absorbent, jusqu’à ne plus trop savoir ce qui sépare le scénario de Grandperret des fabuleuses joutes oratoires permettant aux comédiens de gentiment se chambrer (Antoine Chappey et son fameux « tu parles pas comme ça à un mec qui a un gun ! »). On pense à Pialat, oui. D’autant plus que Grandperret détient un sujet fort : un jeune rêveur (Pierre, fantastique Denis Lavant) est en couple avec la plus belle femme du monde (Sophie Simon) ; elle l’adore, le comprend, lui pardonne sa marginalité, mais Pierre va tout faire pour détruire cet idéal de vie, avec un naturel extraterrestre (il n’en souffre pas).

La beauté de Mona et moi tient à cette ambiance étonnamment paisible. Grandperret serait digne de convoquer Shakespeare, mais il préfère au tragique un traitement où chaque tension se désamorce d’elle-même. Mona et moi adore tellement ses personnages que le cinéaste ne peut les diaboliser ou bien moraliser leurs actes. Pierre, qui rejette Mona, n’est pas du tout un lâche, mais un enfant pas encore à sa bonne place, pas encore prêt à vivre avec cette femme exceptionnelle. Pierre est un nomade qui exagère volontairement son possible avenir (partir au Brésil, devenir riche, vivre dans une grande propriété avec des noix de coco et des centaines de domestiques) pour faire comprendre à Mona qu’il ne fait que passer en amour et en musique. Qu’il n’est rien. Mais, force de Grandperret et de Lavant, ce rien provoque un attachement, une tendresse absolue. L’idéalisme de Pierre renvoie au jeune Werther.

Et puis il y a Johnny Thunders (sous méthadone). Grandperret voulait Iggy Pop, mais, proche de l’ex New York Dolls, le cinéaste s’en remis à Johnny pour le ramener vers ce qui nous a toujours ému chez l’auteur de So Alone : un visage poupin qui donne envie « de le serrer dans ses bras » (dixit Mona).

Dans Mona et moi, Johnny Thunders, malgré les yeux atomisés, reste un petit garçon qui boit du lait (scène anthologique en compagnie de l’admirable Hubert Deschamps). Un enfant qui n’attend qu’une chose : se blottir entre les seins de maman Mona pour qu’elle le cajole. Nous sommes loin du rockeur expatrié qui, dixit Patrick Eudeline, introduisit l’héroïne chez les punks parisiens 80’s.

Johnny est ce à quoi voudrait ressembler Pierre. Les deux partagent une part enfantine, sauf que le premier, inversement aux songes éveillés de Pierre, reste fermement ancré dans le réel (trouver des dates, encaisser le cash, avoir le bon ampli). Johnny incarne l’adulte-enfant que Pierre n’arrive pas à être. Un double avec l’expérience en plus. Voilà probablement pourquoi Pierre offre Mona à Johnny : il ne se reconnaît plus dans l’admiration renvoyée par cette amoureuse sincère (« pourquoi les femmes ne sont pas regardantes », lui demande-t-il ?), et l’image de Johnny Thunders (vue sur un petit écran) lui indique un reflet auquel succomberait fatalement une Mona prête à devenir femme (avant, elle se définissait comme « petite »). Mona et moi n’aborde jamais la notion du sacrifice mais de la filiation (limite incestueuse, lorsque Pierre présente Mona à Johnny comme étant sa sœur).

Beaucoup en voudront ensuite à Patrick Grandperret de s’éloigner de la jeunesse française pour tourner en Afrique, adapter Boileau-Narcejac ou, semblait-il, devenir plus commercial. Ce serait mal comprendre les origines de Mona et moi : une attention soudaine de Grandperret envers une histoire, un milieu de vie, des personnages attachants – sans aucune intention sociologique, et encore moins la volonté de faire œuvre générationnelle. Grandperret s’intéressait à tous les individus et continents. Son territoire, comme chez Claire Denis, frayait avec le cosmopolite. Voilà peut-être pourquoi Mona et moi est un chef-d’œuvre par hasard.  Un travail « d’anthropologue » – comme se définissait, à raison, Patrick Grandperret.


© Jean Thooris


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