Marquis – Aurora.


Un jour peut-être, si tout n’a pas explosé d’ici-là, si les envahisseurs extra-terrestres n’ont pas interdit la musique, des gens tomberont sur ce disque sans avoir aucune idée des fantômes qui le hantent et des chapitres qui le précèdent. Vierges de tous préjugés, ils seront happés par la modernité et l’exigence de ce son, de ces compositions nerveuses, de ces ambiances singulières. Ils le passeront en boucle sans savoir qu’Aurora aurait pu, aurait du, être le troisième album des mythiques Marquis de Sade. Ils prendront en pleine tête les déflagrations post-punk de European Psycho, Glorie, Flags of Utopia ou Holodomor. Il se feront secouer par la fièvre toujours incandescente de Christian Dargelos. Ils se laisseront envouter par les timbres ténébreux d’un Darcel assumant son tropisme portugais ou d’un Dirk Polak les invitant à soulever l’horizon. Ils auront peut-être envie d’écraser une larme en écoutant Dominic Sonic revisiter le magnifique Ocean de Lou Reed. Ils reconnaitront sans doute le timbre, comme soudain rajeuni, du célèbre Étienne Daho dont ils ont vu trainer un album jauni dans la discothèque de leurs parents. Ils vibreront sous les coups de boutoirs d’une rythmique intransigeante à la martialité implacable. Ils se passionneront pour la fougue et l’intensité de la voix de ce jeune chanteur flamand aux cheveux bleus. Ils interrogeront les anciens pour savoir si à leur époque les guitares électriques étaient encore à la mode, si elles sonnaient déjà aussi fort, scarifiant nos chairs fragiles sur leur passage. Ils seront peut-être déroutés par la liberté artistique totale d’un album qui syncrétise des décennies de talent sonique, tout en continuant sans relâche à explorer de nouvelles veines. Peu à peu, certains remonteront le fil, ils chercheront à comprendre, à savoir. Habituellement assaillies par les punchlines de rappeurs multimillionnaires et les jérémiades de chanteurs spotifiés, leurs oreilles se perdront avec étonnement et délectation dans le maquis des influences lointaines de ce disque foisonnant. Ils mettront la main sur de vieux journaux intimes qui leur raconteront le CBGB, la rue de Siam, le funk blanc et l’expressionisme allemand. Ils auront envie d’abattre les murs de peur rebâtis par des hommes paniqués et de franchir illégalement les frontières refermées pour aller découvrir le monde à la recherche de l’ancienne Zagreb ou de l’antique New-York. Ils voudront se confronter à rigueur ukrainienne comme à la douceur portugaise. Ils voudront peut-être même créer une Europe Fédérale et réhabiliter les utopies les plus folles…

Mais pour l’heure, nous sommes encore là. En vie et envie. Malgré la chape de plomb qui nous enserre. Pour l’heure nous sommes encore nombreux, témoins du passé, fans transis, compagnons de route nostalgiques ou simples amateurs curieux. Nous avons suivi l’histoire, depuis la fin des années 70, quand une bande de jeunes gens modernes décida de renverser la table refusant que le rock se résume à Téléphone. Nous avons usé, creusé les sillons de ces deux albums qui ont si bien su capter l’ambiance d’une époque et inspiré d’autres aventuriers de l’art. Nous avons fini par nous persuader qu’il n’y aurait jamais de suite. Nous nous étions même convaincus que c’était mieux ainsi. Que des musiciens comme eux ne pouvaient pas bien vieillir. Et puis nous avons assisté incrédules, mais fascinés à la résurrection du phénix. Nous avons transpiré dans des salles chauffées à blanc, bouleversés par ce retour de flamme brutal. Tout était encore là, bien vivant, en pleine forme, comme un bras d’honneur au fatalisme. Oui tout était bien là : le son, le charisme, la fièvre, l’intensité, les ombres, les brumes. Alors nous sommes redevenus des croyants. Nous nous sommes mis à attendre l’improbable troisième volet de l’une des aventures musicales les plus singulières du rock français. Mais en septembre 2019, après la stupeur, il a bien fallu se rendre à l’évidence : cela n’arriverait pas.

Heureusement pour nous, le trio Darcel – Alexandre – Morinière n’a pas lâché l’affaire. Se délestant d’une partie du nom, Marquis de Sade n’est pas pour autant devenu un « sad » Marquis. Armés d’un mélange de doutes, de nécessité et de convictions, habités par une légère dose d’inconscience et un certain courage pour affronter les inévitables jugements, portés par des compositions déjà bien en place, les survivants ont retissé les liens entre la Bretagne et les États-Unis, entre le passé et le futur, entre la tristesse et l’espoir. Balafrés, entaillés, plus si jeunes mais toujours modernes et toujours debout, ils ont convié les amis, les fidèles (Dargelos, Daho, Papail, Richard Lloyd, Ivan Julian, Xavier Géronimi, James Chance, Daniel Paboeuf), ils ont recomposé une famille enrichie de nouveaux venus comme Marina Tchewsky ou Simon Mahieu. Quelle belle rencontre, quelle bonne idée d’ailleurs que ce chanteur flamand, amateur de post-punk, n’ayant aucune idée du mythe dans lequel il posait sa voix. Avec l’inconscience de la jeunesse et la flamme enfiévrée de son chant habité, il assume avec talent l’héritage sans jamais sombrer dans l’imitation ou la révérence. Impérial, il trace une ligne directrice au milieu de ce casting royal, laissant espérer de beaux lendemains. De ceux qui enchantent.

Dans un monde au bord du chaos, Aurora assume ses envies hétéroclites et ses influences éclectiques, sa lucidité mais aussi son romantisme et son envie d’aller de l’avant. S’il ne tente pas de dissimuler ses cicatrices, ce disque testament, est aussi à l’image de son titre parfait, l’album d’un renouveau, d’une nouvelle histoire, d’un jour nouveau, d’un recommencement. Car malgré le constat d’un monde perdu, dont les repères et les systèmes de valeurs semblent avoir été éparpillés façon puzzle aux quatre coins d’une planète à l’agonie, ce disque fort et dense est aussi un disque de résistance qui tente de rassembler quelques pièces pour composer un nouveau tableau, un nouvel horizon. Réalisé entre New-York et Bruxelles, Rennes et Amsterdam, malgré la pandémie, hommage à la famille au sens large, recomposée, ouverte, accueillante, réunie autour d’envies et de valeurs communes, Aurora est un appel à défricher d’autres voies, à inventer de nouvelles façon de continuer ensemble. En creux, l’idée que chacun à son niveau possède quelques clés pour faire bouger les choses. Que la force du collectif n’est pas une idée désuète. « Debout et face au vent » comme l’écrit et le chante Daho dans un superbe hommage à Philippe Pascal (Je ne t’écrirai plus si souvent). Car si comme l’affirme Darcel, le monde d’aujourd’hui ressemble au No Future de punks visionnaires, les ex-jeunes gens modernes n’ont rien perdu de leur mordant, de leur appétit et de leur talent.

Au moment précis où l’on essaye de nous faire croire que la culture n’est pas essentielle, que l’art est une affaire de privilégiés, de nantis hors-sol, un hobby superflu, Aurora est un éclatant Manifesto qui affirme le contraire.

Indispensable donc.


© Matthieu Dufour


Interview Frank Darcel


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