Chronique – Les lignes droites – Pour que la nuit passe (EP).

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Ligne 12 ou 4, ou 13. Un matin ordinaire, quelque part sur la terre. Les vapeurs d’alcool résilientes se mêlent aux embruns de parfums bon marché dans un magma indigeste. J’ai rejoins la troupe de mes congénères affairés. Métro, troupeau, boulot. Même plus dodo. Moutons sages et figés en route pour la tonte quotidienne. Les yeux s’égarent, se perdent dans les cahots mécaniques. Les regards usent de mille ruses pour s’éviter. Ne plus supporter son reflet dans la vitre grasse et rayée. Les stigmates de toutes ces années d’excès, d’anxiolytiques, d’espoirs noyés, s’affichent sans complexe sur les visages de ces statues ébréchées. Teints cireux, corps immobiles, poses épuisées. Musée Grévin sur rail, destination l’échafaud. Il y a cette fille qui parle seule, à moins qu’elle ne s’adresse au micro immaculé de son iPhone gris sidéral. Il y a ce commercial épuisé, cette étudiante cachée derrière ses Ray-Ban, ce trader impeccable, et moi. Pas mieux. Pas au mieux. Pas d’autre réaction.

On ne va pas se mentir, Pour que la nuit passe, le magnifique EP des Lignes droites c’est pas Les grosses têtes. Un genre de blues rock en français, un trip cathartique sous tension, un court-métrage nocturne dans une métropole grise et robotisée. C’est froid et coupant. Paradoxalement une chaleur voit peu à peu le jour. Celle de la lucidité. Cette brûlure solaire chère à Char. Se sentir moins seul. Partager enfin quelques visions, tomber les masques, se mettre à poil. Une voix qui dit la vie de ce millénaire débutant et pourtant déjà lessivé. La voix off dans ma tête. Autopsie sans aucune complaisance d’un monde à l’agonie. Les lignes droites sont les médecins légistes d’une société disloquée. Les distorsions appuient là où ça fait mal, les pauses laissent passer une lumière qui à l’évidence ne se trouve pas au bout du tunnel. Chaque nuit arrive sans qu’il soit certain que nous voyions le jour. Englués bien au chaud dans des camisoles chimiques, embastillés volontaires dans un centre commercial géant, les classes moyennes attendent que l’ascenseur social soit réparé. En vain. La musique et la voix dialoguent dans une valse poétique électrique et acide. Quatre titres seulement mais d’une intensité et d’une force captivantes. Avec notamment ce fascinant Pas d’autre réaction, bréviaire implacable, posologie clinique et glaciale, plongée en apnée dans la rubrique anti-dépresseurs du Vidal. Métaphore possible d’un système en bout de course, d’une impuissance généralisée. Ou L’immeuble Verdier, faux slow, faussement tranquille, qui commence comme un voyage dans les années 60 pour finir en drame bien contemporain.

Ligne 6 ou ligne 9, un soir sans histoire, quelque part entre deux couloirs. Les mêmes visages, les mêmes corps flapis, les mêmes cartables, les mêmes smartphones. Les rides se sont creusées depuis ce matin, les cravates sont dénouées, du maquillage a coulé, les chemises sont froissées, auréolées de désespoir. Les queues sont basses, de toute façon la moitié du wagon ne bande plus. Trop de médoc, pas assez d’amour. Trop d’alcool, pas assez d’envie. Nous sommes tous des numéros. Je n’aurais jamais du arrêté mon traitement. Je ne vais pas supporter longtemps. On verra demain. Encore une soirée qui s’avance. Le regard des autres. Un verre. Ou deux. En attendant demain. Un verre ou deux ou trois. Pour que la nuit passe.

Sur le siège d’en face, cette fille qui ne passera peut-être pas la nuit. Qui passera par la fenêtre dans un ultime SOS. A la trappe sans que personne ne s’en aperçoive.

Hypnotique.


© Matthieu Dufour


 

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