Le vilain petit canard – La Philharmonie.


Alors que le monde du spectacle est en train de crever la gueule ouverte et que le besoin d’éducation culturelle des plus jeunes n’a jamais été aussi indispensable, Arnaud Valois vient nous rappeler avec humour et brio l’importance du rôle de l’artiste dans la cité. Transposant sur scène son adaptation du conte d’Andersen (un texte co-écrit avec Héloïse Chouraki, sorti en livre audio chez Gallimard avec des illustration d’Olivier Tallec et une musique d’Étienne Daho), le comédien délivre une formidable prestation, inspirante et réjouissante.

Je ne reviens pas trop longtemps sur l’histoire originelle, vous l’avez tous en tête. Le vilain petit canard a tiré le mauvais numéro à la naissance. Arrivant quelques jours après ses frères et soeurs, N°9 est différent et déjà décalé. Plus gros, plus pataud, plus gris. Bref pas dans la norme. Alors ce qui devait arriver arriva : rejet, moqueries, brimades, doutes et questionnements intimes. Avec pour seule alliée une mère poule (oui une cane peut très bien être une mère poule) armée de son amour maternel et qui fait comme elle peut, N°9 est plutôt mal barré dans la vie.

Si le conte n’a rien perdu de l’intemporalité de son propos, les auteurs et toute l’équipe du spectacle le font basculer dans une modernité rafraichissante. Il est évidemment question du regard des autres, de racisme, d’exclusion, mais aussi de harcèlement, d’écologie et de l’absurdité d’une modernité sans âme. Ici N°9 rime avec teuf, keuf et meuf. La mise en scène fluide et rythmée de Sandra Gaudin fait évoluer le comédien dans un monde merveilleux, et presqu’onirique, imaginé par Francesco Cesalli. Sur le côté, quatre musiciens jouent les bruitages et la partition d’Étienne Daho, ponctuant les scènes d’interludes aux intonations classiques de bois et de cordes. Du bois à la campagne en passant par la ville, photos, gravures somptueuses, vidéos s’entremêlent sur, et à travers, un rideau métallique souple qu’épouse et traverse Arnaud Valois au gré de ses personnages comme dans un livre d’enfant en plusieurs dimensions.

Car l’acteur joue tout comme un grand. Le vilain et les jolis petits canards, la mère, et tous les animaux que croisera N°9 de sa naissance à son épiphanie finale : pie, paon, pigeons, … (mention spéciale pour sa géniale interprétation du bouledogue un peu blasé). Talent, charisme « cool », sourire radieux, énergie malicieuse, plaisir évident (et communicatif) à interpréter tous ces rôles, avec ou sans masque : l’acteur embarque la salle dans cette histoire universelle qui fait écho à nombre de nos vies.

Et ce n’est certainement pas un hasard si c’est la voix d’Étienne Daho qui accueille le majestueux néo-cygne et ses sublimes ailes (signées Maison Lemarié) parmi les siens à la fin du spectacle. Un conte comme une métaphore de la métamorphose artistique, depuis les premiers tourments d’une différence violemment rejetée par les autres, jusqu’au moment où l’on réalise qu’on est devenu ce que l’on devait être, ce que l’on a toujours été. Entre les deux, un parcours initiatique semé d’embuches et de désillusions, des batailles livrées avec courage pour faire accepter sa singularité et se trouver, un combat de chaque instant qui forge un destin, une oeuvre.

Drôle, subtil, intelligent, beau, poétique, jubilatoire, ce court spectacle file à la vitesse de l’éclair et enthousiasme. Les rires des enfants dans la salle réconcilient avec le monde l’espace d’un instant et leurs applaudissement laissent espérer des jours meilleurs.

Par les temps qui courent ce n’est pas seulement précieux : c’est vital.


© Matthieu Dufour


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