L’homme qui marche – Étienne Daho (Best of).

LHommeQuiMarche_Cover_560


Pourquoi diable acheter L’homme qui marche, le nouveau best of d’Étienne Daho ?

Appeler à la barre deux inédits sur un tracklisting de 36 singles ne suffira probablement pas à convaincre un tribunal un tant soit peu rigoureux. S’en remettre une fois de plus à la qualité presque sans failles d’un répertoire sans équivalent en France (une discographie impressionnante, en perpétuel équilibre entre influences anglo-saxonnes éclectiques et langue française, avant-garde et pop grand public, mélancolie solaire et électro-pop hédoniste, légèreté mélodique et noirceur littéraire) ne me semble pas nécessaire. C’est un fait. On peut ne pas aimer, mais plus difficilement ne pas respecter le parcours, les choix et les envies. Le manque de place dans des espaces de vie de plus en plus réduits, les fins de mois serrées, le temps de cerveau disponible, l’apparition de nouvelles pousses pop et la confirmation d’autres icônes, et surtout des rayons entiers de bibliothèque déjà remplis d’albums (dont les versions augmentées), parfois doublés en vinyle, en CD, voir en K7, de maxi, de live, d’une long box, d’autres compilations, voire d’hommages : tout semble donc militer pour le non-achat de ce disque.

Mais finalement, être fidèle à l’œuvre de Daho n’est-ce pas écouter ses envies, céder aux tentations et écouter ses intuitions ? Quitte à acquérir un objet pas indispensable. Peut-être pas indispensable, mais terriblement bienveillant. Et par les temps qui courent…

Parce que plonger dans un best of de Daho, c’est ressentir la joie tremblante et toujours renouvelée de rouvrir un album de photos de famille pour y redécouvrir le Polaroïd un peu passé de ce regard complice que l’on avait oublié ou s’arrêter de nouveau, sans lassitude aucune, sur cette tablée d’amis dont certains sont déjà partis. C’est retrouver la folie de cette soirée improvisée, sentir à nouveau l’odeur de son parfum salé sur ma peau, refaire le monde avec cet ami de passage et que l’on ne voit pas assez souvent. Oui, repartir à la découverte de cette belle collection de singles c’est regarder défiler sous ses yeux brillants le time-lapse en technicolor d’une vie déjà bien remplie de fantasmes évanouis, de bras froissés, de draps caressants, d’espoirs envolés, de peaux frôlées, d’ivresses désordonnées, de promesses parfois tenues. Parcourir cet album de souvenirs, de préférence seul, c’est prendre enfin de temps de se regarder à nouveau dans un miroir. Un retour à soi salutaire et doucement euphorisant.

Mais refaire ce voyage, rouvrir les portes, soulever les draps lourds sur les meubles assoupis, accompagné par la voix et le visage doux de ce Dorian Gray pop, c’est aussi se maintenir dans l’illusion d’une jeunesse éternelle et croire qu’aujourd’hui est à nouveau le premier jour de notre vie. Que tout est encore possible.

Indispensable donc.


Il ne dira pas. Première fois qu’un artiste me donne envie d’écrire, il est celui qui a allumé la mèche avec cette rengaine qui ne me quitte plus et accompagne mes longues soirées de solitude enfin retrouvée, l’esprit libre, les pistes qui courent au loin, éclairées par des mots venus de je-ne-sais-où, et le commencement d’une histoire loin d’être achevée. Une chanson à part qui figure sur la première page d’un manuscrit planqué au fond d’un tiroir.

Le grand sommeil. Les virées sur la mer du Nord, en Belgique, les concerts à Paris, l’insouciance des soirées perdues, l’alcool, les amis, les frères de cœur, ces instants déjà éternels pour une vie encore entière à venir, une cavalcade incontrôlée et incontrôlable, les excès, les premiers véritables émois d’une peau qui bat au rythme d’un cœur affolé, le brasier de la passion, tenter de tout mener de front, faire les mauvais choix, se vautrer, se relever, apprendre à pardonner et à demander pardon, elle, N., refaire le chemin à l’envers et encore Sortir ce soir. Jusqu’à la gueule de bois, inévitable, les envies de rester au fond de son lit, et que cette putain de nuit dure enfin toute ma vie.

Week-End à Rome. La traversée de la France, du nord au sud, puis les Alpes direction l’Italie, un pauvre radio K7 à piles sur la banquette arrière d’une R9 Bordeaux, la dolce vita, les fous rires partagés, l’amitié bientôt fracassée, la belle vie. Coincer la bulle. Trainer avec eux. Qui ne ressemblent à personne. Week-end à Côme.

Tombé pour la France. L’Olympia, un soir de 86 ou 87, je ne sais plus, une salle en fusion acclame l’idole pour un Satori Tour lumineux et euphorique, les musiciens attaquent le tube de l’année, la salle commence à chanter, Étienne a du mal à s’y mettre surpris par la vague irrésistible qui monte de la fosse, le public chante en cœur, ne s’arrête pas, Daho se contente d’apprécier, nous laissant faire une partie du job avant de rejoindre enfin dans une communion extatique la chorale de la piste noire, jouissif. Dum di la.

Epaule tattoo. Quatre garçons plus ou moins dans le vent, les années de construction, un studio mal isolé dans le nord de la France, des apéros prolongés, des before et des after, des litres de gins avalés, des litres de sueur évacués dans les caves à l’ombre de la cathédrale, triangle des bermudes de mes espoirs adolescents. Duel au soleil avec la vie, la vie belle encore un peu.

Soleil de minuit. La traversée de Paris, un peu titubant, l’ivresse grisante de l’air qui brûle les poumons, les morsures cinglantes des nuits fauves, les excès partagés, la promesse d’une nuit incandescente, une vie comme des montagnes russes, le vertige des profondeurs, le plaisir de perdre. La déprime en prime.

Bleu comme toi. Cette plage abandonnée, un paradis sur mer, quelque part dans le Finistère Sud, les cieux aux couleurs changeantes, kaléidoscope de sentiments contraires, une fin de saison, comme un changement d’époque, une nouvelle ère, une nouvelle Eve, le sable fin dans ma main, ce photomaton plié dans la poche arrière de mon jean délavé. Et mon humeur. Down.

Des heures hindoues. Chanson en clair-obscur, intemporelle, retour de boîte dans un Londres déserté, le second souffle, l’envie d’attendre l’aube et ses promesses dans un parc, l’image de cette fille croisée quelques secondes à peine dans l’escalier de ce club bondé, les yeux collés sur ce ciel de pleine lune, rentrer tôt ou tard, peu importe, la nuit m’appartient, je crois en quelque chose. Je crois en moi. En nous. En demain.

Saudade. Requiem pour une nouvelle histoire sans issue, mon goût immodéré pour Des attractions désastres. Un goût prononcé pour Les voyages immobiles. Nous avons pourtant eu notre heure de gloire, éphémère mais brillante. Trop vite, trop tôt. Cet hiver glacial à Paris, une année quelconque de cette sale décennie, 90’s, tout est gelé, gris, figé. Comme un Igloo. La tentation de faire durer, la peur du vide, la lâcheté revenue, mais il faudra bien que je m’y fasse. De nouveau noyé. Un homme à la mer. Et tout le monde s’en fout.

Mon manège à moi. Lyon, un jour de l’an pas comme les autres, l’un des seuls à ranger dans la colonne des bons souvenirs, une renaissance dans cette ville aux allures florentines, une assemblée hétéroclite, des rencontres improbables, Nathalie, Anne, Cécile, des confetti, Cyril, l’ami déjà fidèle, et Isabelle cette Caroline qui piquera bientôt mon cœur. BO : ce manège qui tourne et tourne en boucle sur la platine. Incapables de décoller pour la soirée d’après. Et moi qui essaye de les convaincre que cette version est bien supérieure à l’originale.

Jungle pulse. Le goût de la fête revenu, Le Queen, Le Globo, La Loco, des caves, des terrasses, des clairières peu importe pourvu qu’on ait l’ivresse et la jouissance. Valse multicolore de silhouettes flottantes, ronde de lèvres humides et de regards insistants. Volutes partent en fumée.

Tous les goûts sont dans ma nature. Un trop rare moment d’intimité avec P. La complicité précieuse d’une pudeur génétique, et derrière quelques banalités d’usage, des « merci », des « je t’aime », des « pardon », la fierté partagée, la vie en héritage.

Au commencement. Pour la première fois, une solitude non choisie, imposée, des litres de larmes évaporées dans la chaleur d’une chambre de bonne surchauffée, le débit du paquet de Chesterfield qui s’accélère au fur et à mesure que la soirée avance, que les mots se ruent sur les feuilles, et Eden, miracle d’album, en double sur la petite table, cadeau de rupture redondant, comme pour mieux marquer cette chute subite mais si prévisible. Toucher le fond moi aussi pour remonter, disparaître, en pop les clichés ont la vie dure, c’est le style qui fait la différence. Album à jamais dans mon cœur dévasté. L’écoute de Soudain sur Les bords de Seine met encore parfois mes nerfs à rude épreuve. Saudade.

Le premier jour du reste de ta vie. Hymne générationnel, sublime reprise du Ready or not de la lumineuse Sarah Cracknell, l’alter ego anglaise, élégante et icône pop. Formidable machine à sourire et à reprendre le dessus. Et l’espoir d’une nouvelle histoire en approche. Encore impalpable mais certaine.

Le brasier. Curieuse coïncidence, les flammes en même temps rallumées. Des envies de plages brulées et de cieux peints par Klein. Rendez-vous à Vedra. L’été qui commence, la peau en feu, les vapeurs orientales, Constantinople, la belle vie de nouveau. Tout recommence. Ouverture. Merveille des merveilles. Pas de coïncidence, un rendez-vous, pas de hasard, la vie qui bifurque de nouveau, au moment où l’on s’y attend le moins. L’aventure belle et pure. Et la douceur estivale qui fait danser les voilages. Belle épure. Bonheur.

Comme un boomerang. Comme une deuxième adolescence, les chanson de l’insouciance retrouvée, le ballet de deux corps qui se reconnaissent. Enfin, un Retour à toi. Et les âmes vagabondes qui parcourent le monde, avides et curieuses, assoiffées de cultures et de rencontres. If. Le chant des âmes gâtées. Les âmes seules devenues sœurs.

L’invitation. Le retour de la bile noire, du serpent niché au fond de moi, la tentation des profondeurs, de l’obscurité, malgré sa force et son amour, malgré les autres, malgré la vie. Parce que la vie. L’impression de ne plus être convié à ce festin. Solitude au milieu de la foule. La nudité. Et le brouillard.

L’adorer. Beauté du chant d’amour sobre et sincère. Décalage, l’impression de vivre en marge, à côté, comme si le fil s’était rompu. Pas la force d’écouter trop souvent. Quelle pureté pourtant. Quelle douce énergie. Abhorrer ce chagrin si haut. Et sombrer.

Les chansons de l’innocence. Tant d’années ont passé, comment fait encore Daho pour avoir envie de danser. Lassitude parfois, mais ce fil qui me retient. De nouveaux amis, le retour à Paris, et un soir, La Cité de la Musique pour le retour du rescapé, c’est beau, généreux et émouvant. La fureur de vivre. L’amour partagé.

La peau dure. Poésie adulte, chant initiatique, Daho a toujours su trouver les mots pour accompagner mes humeurs capricieuses. La force de la création, de l’artiste, du poète qui comme le dit très bien Éluard, « est plus celui qui inspire, que celui qui est inspiré ». Un nouvel album comme un bilan personnel inévitable. Faire le choix de l’intérieur. Faire le choix de soi. Accomplir enfin son destin. Il est temps.

En surface. Les idoles se rejoignent enfin, à la croisée des chemins le chef de file de la pop et le taulier d’une certaine chanson française réunis pour un tube imparable, le talent épouse le talent, un soir à Pleyel, rare moment d’unanimité pour une foule incrédule et en grande partie déçue. Et pourtant belle soirée. Des artistes Tombés pour la France. Un plateau cinq étoiles. Des interprétations mémorables. Et le sentiment d’incompréhension, d’injustice qui donnera naissance à Pop, Cultures & Cie. Une fois de plus, il libère les mots prisonniers. La boucle est presque bouclée.

L’homme qui marche. Un nouvel hiver à Paris. Entre deux eaux. Mélancolie ou l’éternel retour. Parfois plus la force. Parfois plus l’envie. C’est la poésie qui me tient, les mots que j’ai dans ces cartons sont mon unique passion. Et ce rendez-vous approche, tapi dans l’ombre. Je fais encore tout pour reculer le moment. L’évitement, toute ma vie. Mon corps me le fait payer. Il va vraiment falloir y aller…

La ville & Paris sens interdits. Les fameux inédits. Deux cases vierges. Deux emplacements pour des souvenirs à construire. Le premier jour du reste de ma vie.


© Matthieu Dufour


Publicité