Chronique – Crab – RRR.
Je pensais sincèrement avoir fait le plus difficile en réussissant à achever une chronique sur Arlt. C’était un peu mon Mont Ventoux à moi. Seul dans ce paysage lunaire, à bout de souffle j’avais réussi à franchir la ligne d’arrivée. Oh loin derrière les autres mais j’étais arrivé au sommet. C’était sans compter sur le Crab facétieux et son dernier album. Parvenir au sommet n’était qu’une illusion. Derrière le Mont Chauve, il y avait en réalité un sentier caché, derrière une muraille de broussaille et de ronces, un dédale de chemins, sentes, trouées, un labyrinthe pour les Alice à la recherche de sensations, de chimères improbables et de découvertes saugrenues. Un univers parallèle, un outremonde. Et telle la grenouille-cigale de Jeannot de La Fontaine, me voilà fort dépourvu après avoir voulu me faire plus gros que le bœuf au moment de tenter de vous raconter se qui se cache derrière cette murailles de broussailles et de ronces. Bref, pour faire plus simple et pour paraphraser Claude Pélieu*, « Que dire devant RRR, que dire… »
‘’On n’a pas idée de chanter des histoires encore en 2014…’’ – Philippe Crab
Je ne vous le fais pas dire… Avec cette punchline, qui sonne comme un sérieux avertissement à tous les prétentieux jouvenceaux qui auraient l’idée saugrenue de venir jouer dans sa cour, de prétendre à cet art de la (dé)composition, Philippe marque son territoire. Et ni une ni deux, voilà le Crab lancé à vive allure (semant Philippe au passage), avançant de travers comme tout bon crabe qui se respecte, mais lancé à l’assaut d’une vénérable institution : la chanson française. Sentant bon la naphtaline, cette vieille peau trop liftée pour être honnête, ce chef d’œuvre en péril, subit depuis quelques années les assauts de sales gosses insolents (aah ma brave dame, on n’apprend plus la politesse de nos jours). Arlt, pour ne citer qu’eux, est un bon exemple. Mais avec Crab on va plus loin, Crab est le chef de bande discret, celui qui œuvre dans l’ombre, le N°1 que l’on ne voit jamais, le chef du Spectre, il est celui qui n’a peur de rien et nous entraine dans sa cavale. Aux risques et périls de vos oreilles et de vos pores.
‘’Je suis contre les systèmes, le plus acceptable des systèmes est celui de n’en avoir par principe aucun.’’ – Dada
Dynamitant allégement le format de la chanson tel qu’on le connaît (et que parfois même on l’apprécie…), le Crab dissonant est un animal à sang chaud qui réussit le tour de force de nous donner l’impression que ce sont les autres qui déconnent, en n’arrivant pas à produire quoique que ce soit d’un peu intéressant. Renvoyant la plupart de ses petits camarades en CP pour réapprendre à lire et écrire, Crab est en réalité un danger public pour l’industrie musicale, bien pire que les Majors ou le streaming, une vraie bombe à retardement : il banalise une grande partie de la production nationale actuelle. Après une nuit en compagnie d’un cachet de MDMA, la journée vous paraît fade. Après une soirée en compagnie de RRR, la chanson française aussi.
« Soyez-vous même, tous les autres sont déjà pris. » – Oscar Wilde
Mais aucune prétention au contraire, aucune envie de lancer une mode ou de prendre la tête d’un mouvement contestataire, non. Il faut dire que Crab a déjà assez à faire pour détricoter, démembrer, disperser les us et coutumes de la composition. S’il était sur le Tour de France, il y a fort à parier que les commissaires de l’Agence Mondiale Antidopage le serreraient d’assez près et inspecteraient sa guitare tous les soirs pour vérifier qu’elle est bien ce qu’elle prétend. Car il est « instrhumainement » impossible de sortir autant de sons de ce seul bout de bois. Où alors le Crab n’est pas seul mais a convoqué un orchestre d’enfants djins, d’elfes sauvages et autres sylphes de compagnie pour nous jouer ces mélodies dés-enchainées.
Mais surtout, une fois entré dans la nébuleuse du Crab, une fois happé par ces incantations lumineuses, ces cordes martyrisées, ces motifs qui se répètent, se frictionnent, se tournent le dos ou se superposent dans une forme de luxuriante sobriété, on se rend compte que le piège s’est refermé. Il nous faut alors humblement admettre que ce n’est pas le Crab qui est fou. Pas besoin de se pincer pour y croire. Si ces chansons résonnent tellement, c’est bien que le désordre est en nous. C’est l’éducation qui nous empêche de mettre de la gelée de groseilles sur nos sardines (oui pour certains le goût aussi), c’est la société qui nous interdit de marcher pieds nus dans la rue (à Paris, des raisons sanitaires pourraient également être invoquées). Crab nous met donc face à face avec notre propre folie, nos propres dissonances, nos propres incohérences, notre propre foutoir, nos propres envies. Et bordel ça fait du bien de se dire que les lignes ne sont pas aussi droites qu’elles n’y paraissent. Ne croyez pas pour autant que c’est le grand n’importe quoi. Pour bien organiser le désordre il faut une discipline de fer. Picasso, avant de faire des gueules carrées, avait exécuté ses gammes dans un registre classique qu’il maitrisait parfaitement. Pareil pour les autres dynamiteurs de Joyce à Satie, de Char à Duras ou à Wyatt.
Objecteur de conscience d’une chanson parfois trop respectueuse, par paresse, par habitude, Crab nous entraine dans une spirale vertueuse faite de mélodies entaillées, ébréchées, de constructions inhabituelles mais réellement savoureuses. Tel Guy Savoy et ses variations à l’infini sur la truffe, Crab invente des recettes à partir de quelques motifs qu’il étire, étire, resserre, noue, coupe, délie, renoue, relie sans relâche. Comme Marc Veyrat, il semble cultiver dans son jardin merveilleux et mystérieux, des herbes et mots rares, bienfaits du passé et intuition d’un futur meilleur pour notre corps et notre esprit. C’est de grande chanson comme il y a de la grande cuisine. Passion, créativité, talent, travail. La recette d’un album rare et précieux. D’un moment assez unique.
Alors évidemment, je ne vais pas vous la faire à l’envers, vous avez bien remarqué que je ne chroniquais pas vraiment le disque. Je vous l’avoue j’en suis bien incapable. J’ai eu parfois l’impression à l’écoute de RRR d’être dans un songe, perdu dans une Garrigues imaginaire et surréaliste, à l’affût du moindre son, mon corps en totale conscience, en osmose avec cette nature sèche, aride et pourtant accueillante et au charme fou. C’est un voyage dans un manège désenchanté, une fête foraine dont les sons nous arrivent en écho et en accéléré, un tourbillon de sons et de sens parfois sans dessus ni dessous.
RRR c’est le feu d’une poésie sans concession, parfois déroutante, souvent intrigante, en équilibre perpétuel sur la corde d’une guitare libre et rieuse, une poésie mystérieuse, une récompense pour qui sait s’y abandonner.
Pour finir, permettez moi de paraphraser Crab : « on n’a pas idée d’écrire encore des chroniques en 2015 »…
« L’œuvre d’art ne doit pas être la beauté en elle-même, car elle est morte » – Dada, toujours.
Matthieu Dufour
*Je ne manquerai jamais une occasion d’attirer votre attention sur Pélieu, ce merveilleux album de lufdbf…
Que dire un poème n’est jamais fini
Que dire d’une avalanche d’événements
Que dire de l’envers de l’endroit du réel
Que dire face aux arbrisseaux couverts de neige
Que dire aux baies rouges enrobées de glace
Que dire quand le vent du nord souffle par rafales
Que dire aux moineaux qui attendent en rangs serrés
Que dire aux flocons qui virevoltent dans l’air dur
Que dire à l’araignée des maisons qui tisse sa toile
Que dire captant les râles de ceux qui ont faim froid & peur
Que dire quand des lueurs jaillissent du miroir vide
Que dire dans la jungle de béton de néon de verre & d’acier
Que dire quand tout a été su et désappris
Que dire aux 3 premières minutes de l’Univers
Que dire c’est l’œuvre & la vie des étoiles
Que dire ébloui par le lourd fracas des vagues
Que dire à l’homme qui va mourir embaumé suffocant
Que dire aux victimes des violences de l’espace & du temps
Que dire…
Claude Pélieu
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