Gisèle Pape – Caillou.

Quitter la plaine, suivre la piste de Gisèle Pape, mettre mes pas lourds et malhabiles dans ses traces recouvertes par la poussière ocre des sentiers qui mènent à son antre. Espérer croiser un chamois et quelques marmottes. Remonter à la source, me frayer un chemin parmi les ronces et les broussailles, trébucher, me poser sur un rocher ou dans le pré. Observer la cime des arbre qui frémit, sentir le souffle d’une brise rafraichir mon corps courbatu, m’allonger sans peur, me laisser happer par le sol chaud, faire corps avec cette terre de pierre et de fossiles. Reprendre mon souffle. Ajuster mon pas. Faire partie intégrante de ces lieux qui m’entourent. Plisser mes yeux pour tenter d’apercevoir un rapace, un col embrumé ou un visage aimé à travers les rayons éblouissants.
Dresser l’oreille, distinguer au loin les doux chants de cette voix cristalline qui raconte au vent changeant des fables pour adultes consentants. Tour à tour murmurante, clamante, hésitante, enveloppante. Toujours bienveillante. Me laisser porter par la tribalité de ces coups de bélier, de ces rythmes qui percutent le sol avec une force contenue, par ces mélodies qui s’empilent avec grâce et fluidité. Confondre ces boucles analogiques avec l’écho lointain des coups tonnerre ou le grondement d’un torrent enfin délivré de l’hiver. Oublier le temps présent, les fantômes qui m’entourent, être présent, vraiment, écouter ma respiration, me laisser envahir par une ivresse bienveillante, celle des sommets, celle de la nature, réaliser à quel point je suis minuscule, fragile, peu de chose. Me souvenir de sa peau. Des battements de mon coeur. Me laisser aller à des rêves de grandeur au milieu de cette immensité tellurique. Aimer enfin le vertige.
Remonter à la source donc.
Il a bientôt 6 ans, 20 mai 2015, la cave de L’Olympic Café, Gisèle ouvrait pour Facteurs Chevaux et Sylvain Vanot, lors d’une Fête Souterraine. Derrière la timidité touchante des débuts, éclatait déjà l’assurance d’une musique singulière, la subtilité d’un univers personnel et d’une artiste qui semblait savoir où elle voulait aller. Un superbe EP (Oiseau) et quelques années de concerts plus tard, Gisèle revient avec un album à la force tranquille, à la beauté irradiante et contagieuse, à l’ambiance intrigante. Mélange de ritournelles vénéneuses, de pop songs obsédantes et de comptines faussement naïves, l’album semble en équilibre perpétuel entre ses aspirations de légèreté céleste et l’attractivité des précipices qui bordent les sentiers parcourus. Entre onirisme, spiritualité d’une autre époque et réalité contemporaine d’un monde au bord du gouffre, Gisèle sait rester poétique et trouver les mots sans tomber dans l’indignation stérile. Car malgré les ombres et les corps meurtris, malgré les offenses faites à la terre, aux femmes et aux hommes, malgré les plaies et l’usure, Caillou esquisse l’espoir d’une autre vie, d’une autre dimension, d’une autre peau, d’une nuit chaude où les lucioles guident les survivants et éclairent un autre chemin.
Avec Caillou, Gisèle Pape revient sur terre mais elle ne s’est pas pour autant brûlé les ailes : elle n’a rien perdu de sa capacité à tutoyer le ciel, à voguer dans l’éther, à inventer une matière sonore qui n’appartient qu’à elle. Assumant pleinement l’enfant bricoleur qui est en elle, la petite fille capable de reconstituer une antique cité engloutie avec quelques cailloux et une poignée de brindilles, Gisèle Pape continue ses expérimentations musicales. Et pour faire le tri dans sa foisonnance et épurer son propos, elle a eu la bonne idée de faire appel à Xavier Thiry, déjà croisé auprès de La Féline. Truffant ses ballades de sombres menaces soniques, Gisèle semble avoir intégré dans ces nouveaux morceaux toute l’intensité du live, exercice auquel elle s’est brillamment confrontée ces dernières années. Et si cette dimension « feu sous la glace » était déjà présente dans Dolls ou Encore, l’artiste semble plus sûre, plus forte et assume une approche plus rythmique pour faire vaciller sa douceur atmosphérique naturelle.
Quelque part entre Laurie Anderson et Miyazaki, Gisèle Pape élève le débat, enchante les âmes, même les plus blasées, et embarque nos êtres pour un voyage poétique intense au cours duquel vous pourrez croiser un Serpent Lune, des lucioles, des nageuses est-allemandes et des habitants de Tchernobyl.
Avec Caillou, elle touche en plein coeur.
Une confirmation et des promesses.
© Matthieu Dufour
Fête Souterraine – 20 mai 2015
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