Live report – Morrissey Le Magnifique – Le Grand Rex (27 octobre 2014).

Préambule : ce billet totalement subjectif et tout à fait discutable est fortement déconseillé aux carnivores, aux thuriféraires et autres gardiens du temple Smithien, à ceux qui savent mieux que tout le monde, aux tenants du « c’était quand même vachement mieux avant », aux monarchistes britanniques, aux puristes, aux rabat-joie et évidemment aux casse-couilles.


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Un jour peut-être, dans longtemps, très longtemps on arrêtera de penser à Morrissey et de le présenter comme l’ancien chanteur des Smiths. Un jour peut-être on parlera de lui sans mentionner ce groupe mythique. On pourrait même envisager que des gens découvriront son génie sans avoir écouté This Charming Man ou The Queen Is Dead. Évacuons d’entrée le débat : les Smiths sont un groupe unique, totalement à part, hors catégorie. Un truc qu’on ne vivra probablement plus jamais. Un premier amour qui ne s’oublie pas. Une empreinte mémorielle unique qui survit à travers une poignée d’albums cultes. Mais il y a aussi dans cette adoration quelque chose de l’ordre de l’urgence de l’époque, de la rapidité et de la densité d’une discographie imparable. S’il est toujours hasardeux d’émettre des hypothèses sur la suite de ces histoires achevées de façon précoce, il paraît évident que, sur la durée, tout cela aurait mal tourné. Impossible de tenir ce rythme, cette qualité dans un cadre aussi figé et avec un cahier des charges aussi strict. Prisonniers de leur image, de leur musique, de leurs fans, de leur mythe, malgré le talent de Morrissey, l’alchimie inouïe du duo qu’il formait avec Johnny Marr, la fin des Smiths était inscrite dans leurs gènes : nous avions signé pour un groupe à durée déterminée. Non renouvelable. Imaginons deux secondes qu’ils aient poursuivi leur parcours ; nous aurions alors découvert un jour par surprise leur (passable) 23ème album dans nos bibliothèques iTunes sans l’avoir demandé ou nous serions allés mécaniquement les applaudir dans des stades où Liam Gallagher aurait remplacé Morrissey, viré ou mort ou parti de son propre chef pour monter une comédie musicale sur les New York Dolls. Honnêtement, qui aujourd’hui s’intéresse encore aux Simple Minds autrement que par nostalgie. Même Depeche Mode qui a pourtant longtemps résisté, ne produit plus une musique vraiment intéressante. Sans mise en danger, sans écarts de parcours, sans prise de distance avec le dogme, l’usure est inévitable. Bref, ne pas y penser. En tuant les Smiths, Morrissey a agi pour notre bien à tous. Il s’est libéré et a ouvert de nouveaux champs des possibles.

Depuis, avec des hauts et des bas, parfois paresseux mais jamais médiocre ou fade, il s’est affirmé comme l’un des plus grands songwriters et chanteurs de tous les temps (et ouais…). Avec sa voix unique, son charisme, sa culture musicale, ses obsessions, il a construit une grande œuvre solo. Une carrière qui débute en 1988 avec un anthologique Viva Hate, et qui un quart de siècle plus tard vient de nous offrir un grand moment avec la sortie de son nouvel et magnifique album World Peace Is None Of Your Business. La soirée d’hier au Grand Rex, enveloppée d’une très belle émotion, palpable et touchante, probablement liée à la fois au mythe, à la rareté et aux dernières nouvelles concernant sa santé, a confirmé tout cela : le Mancunien plane en apesanteur au-dessus du lot.

La première partie, qui semble sponsorisée par YouTube, épargne à un jeune groupe l’humiliation ou l’indifférence d’une salle qui n’attend qu’une chose : l’arrivée du crooner écorché et cabot. Sur l’écran, face à un public encore clairsemé et dissipé, le plus souvent le nez dans la mousse et les yeux sur un smartphone, défilent des images d’archive qui étalent les obsessions politico-culturelles de Steven Patrick Morrissey : vidéos des Ramones et des New York Dolls, images et films de manifestations ou d’un torero en train de se faire défoncer par un taureau passablement énervé, lecture du poème Wanting To Die d’Anne Sexton, version tout en nerfs du Emmenez-moi d’Aznavour jeune, etc.

Et c’est parti pour le show comme dirait Nâdiya…

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Pas de temps mort ni de round d’observation. On rentre directement dans le vif du sujet avec un The Queen Is Dead nerveux et tendu qui électrise la salle et place la soirée sur orbite. Morrissey fait son Morrissey, charmeur désabusé, il tourne, il mouline, il ondule (moins qu’avant et c’est plutôt mieux) et surtout chante divinement bien. Mieux que jamais. Le charisme ça ne s’achète pas à la Star Academy. Le groupe bien en place et concentré sonne la charge, avec ce mélange étrange d’un rock lourd et brûlant et de cette voix singulière, de ce phrasé unique et reconnaissable entre mille. C’est un Morrissey complètement libéré qui assume tous ses fantasmes, ses lubies, autour d’une formation qui envoie. C’est quand on n’a plus grand chose à prouver ou quand la question de la fin affleure qu’on est le plus libre, le plus vrai. Il surfe alors sur des hymnes costauds qui emportent une foule bouillante et à fleur de peau. Qui aurait pu imaginer en 1986 qu’un jour nous serions aux anges d’entendre résonner autour de Morrissey des notes de guitare espagnole, d’accordéon ou d’un clavier qui tente de nous arracher quelques larmes ? Morrissey enchaine vieilleries remises au goût du jour, Speedway, Trouble Loves Me, et titres phares de son dernier album, Istanbul, Neal Cassady Drops Dead, World Peace Is None Of Your Business, The Bullfighter Dies ou encore un magnifique One Of Our Own, le tout accompagné de vidéos et photos vintage. La richesse, la profusion des mélodies du dernier album prend tout sa dimension en live, la tension monte d’un cran et l’émotion palpable se fige sur Yes I’m blind. Mais comme il le chante lui-même Job half done is not done… Alors Steven Patrick Morrissey décide de finir le boulot lui-même. Avec la manière. Avec classe.

Attachment-1Arrive la tuerie, la boucherie, une interprétation apocalyptique de Meat Is Murder façon steak tartare (au couteau) propulsée par un groupe en fusion et illustrée d’images glauques des plaisirs que l’industrie alimentaire réserve aux animaux en fin de vie placés en soins palliatifs (ni militant, ni végétarien, l’envie d’aller bouffer un kebab après le concert quitte néanmoins vite mon esprit meurtri). Mes yeux, mes oreilles et mon cœur de midinette saignent. Hémorragie doublée d’un plaisir sadique. Le sexe, la mort, le sang. Les incontournables.

Point d’orgue d’une soirée très colorée, cette performance donne le top départ d’un bouquet final de grande tenue, une fin de concert en apnée : arrivent deux des meilleurs titres de son dernier album Staircase At The University et I’m Not A Man, avant qu’une version dépouillée et frissonnante du Asleep des Smiths ne vienne nous briser le cœur indiquant que la fin est proche. La pression chute. Les nerfs se relâchent.

C’est déjà terminé.

Enfin presque.

Deux titres en rappel. Seulement deux. Mais quels titres. Quel rappel. D’abord un Suedehead impeccable d’énergie et d’ironie, histoire de montrer qui est le boss et de rappeler aux jeunes qu’il peuvent encore travailler avant de pondre des chansons aussi brillantes, et pour finir en apothéose, l’une des plus grandes chansons pop de tous les temps du monde entier ever for ever best song in the world : un Everyday Is Like Sunday en lévitation qui chavire un public entré en communion avec la musique et fait trembler les murs et le sol du Grand Rex.

Orgasme multiple et collectif.

Moi, au deuxième refrain, je pleure déjà de bonheur. Pour de vrai.

He truly is the last of the famous international playboys.

M le Magnifique.


© Matthieu Dufour