Eskimo – Que faire de son coeur ?
Il y a longtemps, j’avais terminé un portrait consacré à Eskimo par cette phrase : « tant qu’il y aura des Eskimo à défendre sur la banquise indé, j’aurai finalement de bonnes raisons de continuer à écrire ». Son premier album Que faire de son coeur ? tombe à pic pour me rappeler pourquoi je n’ai pas encore fermé ce blog, malgré le manque d’envie, la motivation en berne et des billets de plus en plus espacés. Une piqûre de rappel salutaire et un baume cicatrisant apposé sur mon pessimisme maladif.
En plein milieu de la nuit qui est tombée sur une partie de l’industrie musicale, la poésie sonique d’Eskimo est une délicate étoile scintillant pleins feux au milieu de tous ces astres mort-nés dégueulés chaque jour par des musiciens incontinents. Pâles copies délavées d’idoles déjà oubliées, morceaux appliqués mais sans âme ni ferveur ; au mieux quelques chansons sympathiques mais tout à fait dispensables, au pire, un paquet de pathétiques tentatives d’exister qui m’éloignent chaque jour un peu plus tout cela.
Que la lumière soit rallumée par une artiste de la trempe d’Eskimo n’est que justice tant elle est convaincue de la nécessité de la musique, en dépit des déceptions (désillusions ?), des promesses non tenues, des mains qui ne se tendent pas, plus. Que l’étincelle vienne d’une âme aussi lumineuse que celle de Marie est réconfortant. Profondément humaniste, sincèrement bienveillante, d’une curiosité sans oeillères, elle imagine et compose une musique à son image : ouverte, cultivée, accueillante, altruiste, universelle. Et si elle n’occulte ni drames ni doutes, elle transcende la matière première de sa vie avec le talent humble et pourtant fascinant de ces potiers raku dont le savoir-faire dépasse le simple artisanat pour se fondre dans une forme de spiritualité ancestrale.
Mêlant une nouvelle fois avec subtilité son monde et celui qui nous entoure, l’intime et le fracas de l’univers, injectant de l’électro dans son folk-rock ou du jazz au détour d’une envolée de guitares volontairement salies, Eskimo expérimente et ne s’interdit rien. Ce n’est ni son genre, ni sa culture. Et si elle ouvre les portes de ses constructions musicales pour nous emmener sur des sentiers pop aux mélodies imparables (Sirène, mais quel tube !), elle n’en n’oublie pas pour autant les dissonances, les digressions et autres chemins de traverses qu’elle aime tant emprunter. Chaque écoute révèle de nouveaux recoins, de nouvelles surprises, de nouveaux points de vue. Avec sa musique généreuse, Marie nous nous invite à changer de point de vue sur le monde qui nous entoure. Prendre le temps d’observer, ralentir, s’aventurer hors des sentiers mille fois rebattus. Vivre tout simplement. En harmonie.
Artiste sans frontières, Eskimo chante en anglais (comme sur son EP Dancing Shadows), et s’essaye avec succès et émotion au coréen ou au japonais. Mais, jouant avec les nuances et les changements de timbre comme un chat avec sa pelote, c’est peut-être en français qu’elle « impose sa chance » et « va vers son risque » pour paraphraser Char. Déséquilibre Amant, sixième et dernier titre de Dancing Shadows laissait entrevoir un superbe et ténébreux chant ‘bashungien’ : sur Que faire de son coeur ?, cette mise a nu dans sa langue maternelle laisse éclater (s’il en était besoin) le talent et la sensibilité d’une interprète tour à tour fiévreuse, classique, velvetienne, charmeuse ou chamanique.
Si la beauté éclatante d’une telle musique m’explose à la figure, elle me replonge aussi dans un océan de perplexité. Qu’une chanson comme Sirène ne passe pas en radio, qu’une telle intensité et le sax de Satoru n’aient pas (ou peu) leur chance sur scène, que l’évidence de cette musique aux arabesques tortueuses et à la ferveur à fleur de peau ne soit pas mieux accueillie me mine.
Le monde aurait tant besoin d’Eskimo, de sa foi et de ses chansons.
Mais l’heure n’est pas à des doléances tellement éloignées de l’esprit de cette jolie musique. Alors je me réjouis d’écouter en boucle ces dix morceaux et je me laisse porter par ce chant envoutant. Je me laisse envahir par ce vent de liberté qui souffle sur un album dont je sais déjà qu’il ne me quittera pas de si tôt. Seul avec mon casque et mes frissons, je savoure une nouvelle fois le silence et l’instant précieux qui suivent les dernières mesures de Domi, ultime morceau du disque et modèle de sensibilité sobre et d’émotion dense. Less is more.
Tout parait parfois si simple.
© Matthieu Dufour
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