Eskimo, l’enfance de l’art.

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© Matthieu Dufour


Quand Marie, aka Eskimo, affirme avec un grand sourire « Pour moi, chanter est le truc le plus naturel au monde », le doute n’est pas permis. Il suffit de la voir en concert pour en être convaincu. Transfigurée, elle investit la scène avec un naturel qui frise l’insolence. Habitée, elle incarne ses tourments de feu et de glace avec une simplicité dense qui file la chair de poule. Mais si elle est intense et électrique sur scène, dans la vie, Marie est volontiers affable, généreuse et empathique. Solaire, elle fait partie de ces êtres qui inspirent immédiatement confiance et vous redonnent envie de croire (un peu) en l’humanité. Il y a quelque chose de l’ordre de l’enfance chez elle, une flamme dont contrairement à tant d’autres, préoccupés par un statut, une carrière, elle ne s’est jamais débarrassée. Une force qui ne tient qu’à un fil, cette envie d’en découdre mêlée de crainte, cette haine de l’injustice empreinte de réalisme. Cela vient peut-être de cette complicité avec son père de qui elle tient son pseudo, ce père, qui pour parfaire son éducation lui faisait faire l’école buissonnière pour aller trainer au musée. Outre le goût de l’art, elle semble avoir tiré de cette période bénie de l’insouciance une conviction et un optimisme inébranlables. Malgré les coups, malgré les déceptions, Eskimo continue de croire en elle, de se battre. Il ne faut en effet pas uniquement se fier à ce grand sourire. Derrière la chaleur, il y a une volonté d’acier, un caractère bien trempé et une vision lucide de ce milieu qu’elle a intégré à défaut de l’avoir choisi. Comme on se regroupe par facilité, par intérêt, le plus petit dénominateur commun. Une volonté forgée au rythme d’un quotidien que beaucoup d‘autres artistes ne connaissent que trop bien : remplir des demandes de subventions, trouver des salles, essuyer des refus, des annulations, des non réponses, enchainer les petits boulots, se remettre en question, frôler l’abime, avoir envie de tout laisser tomber pour reprendre une vie dite ‘’normale’’. Chimère bien sûr. Car elle a toujours voulu faire ce qui n’est plus, qui n’a peut-être jamais été, un métier. Montée à Paris depuis Vierzon, cours de chant, de danse, de théâtre, puis re-chant, jazz, harmonies, solfèges, Marie maitrise rapidement les bases et la technique. Mais la virtuosité sans les tripes ne mène pas très loin. Alors que certains se réfugient dans le Lexomil, le St Julien ou le Bombay, l’herbe, GOT ou Fifa 17 d’autres vont, tels des mineurs du siècle d’avant, explorer leurs veines, leurs grottes secrètes pour y dénicher quelques métaux pas toujours précieux, quelques névroses et autres traumas, de ces métaux dont on fait des chansons parce qu’on ne sait pas faire autre chose. Sans plan de carrière précis elle se retrouve chanteuse dans un groupe de cold wave puis participe à la belle aventure De La Jolie Musique. Elle compose dans son coin, comme ça vient, en anglais, en français, elle exprime ses tourments, ses envies, ses doutes. Avec sa copine Josépha (aka Fantôme), elle monte des tournées en province, elle fait admirer son talent vocal dans un Rêve de verre très émouvant sur scène aux côtés de La Féline. Bref, elle construit sa vie de musicienne comme elle peut sans jamais lâcher. Alors parcours classique me direz-vous. Comme tant d’autres, Eskimo a rejoint la cohorte grandissante des intermittents slasheurs, la foule de ceux qui doivent compter, se démerder, donner des cours pour payer le loyer. Surement. Mais Marie n’est pas qu’une chanteuse parmi tant d’autres. Elle possède ce supplément d’âme qui fait la différence : humainement et artistiquement. Cette envie, cette foi, cet optimisme qui puisent leur énergie dans une enfance préservée, une histoire assumée et un détachement lucide. Le privilège des âmes anciennes, curieuses, voyageuses. Peu soucieuse du qu’en-dira-t-on, des ondulations de la hype ou d’un soi-disant bon goût souterrain, elle cultive une curiosité sans bornes. Une soif de découverte qui la pousse bien au-delà des classiques (Coltrane, Cat Power, Radiohead ou Nina Simone) à s’emballer pour des OVNIs comme Tomoko Sauvage ou Keiji Haino. Non définitivement, Marie n’est pas une chanteuse de plus. C’est une prestidigitatrice qui derrière une musique rêche aux apparences plutôt austère, fait apparaitre des trésors de douceur et des surprises lumineuses. Alors tant qu’il y aura des Eskimo à défendre sur la banquise indé, j’aurai finalement de bonnes raisons de continuer à écrire.


© Matthieu Dufour