Chronique – Kramies – The Wooden Heart.

By © Jérôme Sevrette

Artwork by © Jérôme Sevrette

 

J’ai un aveu à vous faire : je me suis mal comporté avec le disque de Kramies. J’ai lancé la première piste sur mon ordi, et comme je le fais souvent, j’ai commencé à faire autre chose en même temps : lire un mail, passer sur Facebook, me faire un café, bref j’ai foiré notre premier rendez-vous.

Erreur car « The Wooden Heart » est de ces disques qui méritent une présence réelle, physique et mentale, une attention, du cœur. C’est une rencontre et non la banale bande son d’une activité routinière ou la BO d’une simple émotion. C’est un retour à soi.

Ces six morceaux sont magiques, ils ont le pouvoir réel de ralentir un temps qui n’a cessé de s’accélérer depuis des décennies : ils vous obligent à vous asseoir, vous allonger, vous forcent à stopper net toute autre activité pour vous laisser pénétrer par l’atmosphère singulière de ces chansons.

Sur fond de pop/folk planante et rêveuse, aérienne et ouatée, des chansons magnifiquement écrites et arrangées avec lesquelles Kramies nous invite à lâcher prise, à retrouver l’esprit insouciant de notre enfance, le romantisme imperturbable de notre adolescence. Il nous incite à ne pas fermer la porte de nos rêves.

Un disque à écouter, à ressentir, qui s’apprécie comme une méditation profonde et intime, forte et onirique.

Un don, un cadeau.

Un voyage ou un rêve ?

Je ne sais toujours pas, mais ce n’est plus important.

 

The Beginning

Au début était la fin, the end. Un pouls qui bat au ralenti. S’il battait plus lentement, il ne resterait plus rien de vivant dans ce corps allongé là sous ce grand chapiteau. La respiration est régulière, mais faible, les yeux clos, les cils à peine émus par les courants d’air qui balayent la nuit finissante, les lumières sont éteintes depuis longtemps sous ce dôme de toile déserté. Sur le sol les restes éparpillés d’une fête ancienne, oubliée, puis quelques notes qui flottent dans l’air, en errance, quelque part il y a quelqu’un qui pose ses doigts ridés sur un piano abandonné, là dehors, dans l’humidité de ce coin de terre lointain, à l’orée de ce bois touffu et sombre, à peine éclairé par le quart d’une lune voilée et floue, et ces notes qui se glissent dans la pénombre, aux abords de ce corps inerte, flirtent avec les oreilles de cet homme allongé sur le sol de terre battue, se décident enfin et s’immiscent en lui. C’est bien le début, pas la fin, le souffle réanimé, la vie revêtue, le cœur en marche.

 

 

Sea Otter Cottage

Comateux, il se réveille ou s’endort enfin. Un rêve qui commence ou la vie qui revient, c’est un peu la même chose non ? Les notes gracieuses mais décidées portent son corps encore engourdi par ce repos prolongé, telles des fourmis consciencieuses, elles guident ses pas vers l’entrée de la tente, l’extérieur, le monde, d’où perce un rayon de lumière, faible et lointain, le pas est lent, ensommeillé, l’appel du dehors, du large, du ciel, l’appel de la forêt, le cœur fait le reste, l’air est frais dehors, il se frotte les yeux, s’étire, ses muscles sont encore assoupis, mais il l’aperçoit là au bout d’un chemin qui semble sans fin, bordé de torches et d’herbes folles, une pluie fine tombe, le chemin longe la forêt, il file vers l’horizon, vers l’océan probablement, il le voit là massif et léger à la fois, attaché à une corde, en suspension dans l’air, ce vieux gréement de bois, qui l’attend, il voit l’antique piano un peu désaccordé, là sur le pont, il voit les notes qui s’en échappent au pied du mat infini. Mais il n’y a personne sur ce pont, personne n’est assis devant ce piano, personne sur ce chemin, alors il se met à penser à elle, il la devine, il la façonne, elle apparaît, sylphide descendue du ciel, accompagnée de lucioles, comme il l’avait imaginée, et le voilà qui sourit à nouveau, lui ce pantin de bois mal articulé, maladroit, mais fier et confiant, plein de sève, elle lui prend la main et l’emmène vers ce navire prêt à appareiller

 

Upon The Northern Isles

A peine à bord, ils ressentent la légère secousse, le frisson dans les entrailles comme une peur refoulée mais joyeuse, une excitation paisible les gagne, la corde à lâché du test, les amarres sont restées à terre, le navire file, plume de bois, de cordes et de toile, autour de lui, les éléments se sont figés, le temps s’est arrêté, ils avancent, la vie défile, ils se sourient, ils ne sont plus un pantin de bois engourdi et une divinité tombée du ciel mais des enfants libres et croyants, émerveillés, légers, ils vont et viennent sur le pont, dansent sous la pluie qui parfois tombe, puis se posent pour observer les mondes qui s’impriment en slow motion sur ce ciel anthracite, ils survolent des champs battus par le vent caressant de l’aube naissante, des plaines baignées des éclats matinaux d’un astre encore timide, des deltas millénaires et labyrinthiques, des mers multicolores, des îles désertes, des îles englouties, comme autant de merveilles imaginées, de pays, de réveils. Ils glissent, s’aiment, vivent.

 

 

The Wooden Heart

Le soleil ose enfin prendre sa place dans le ciel, le voyage n’est plus un rêve, le rêve n’est plus un rêve, ni tout à fait un voyage, c’est une accélération du temps, douce et chaude, le coeur qui exulte, les flux, les courants se marient pour les porter sans effort à la rencontre des paysages d’avant, ils vont et viennent sur le pont, puis se posent pour observer les mondes qui s’impriment en slow motion sur ce ciel devenu pastel, ils survolent des campagnes parcourues par des enfants turbulents et rieurs, des villes tranquilles, des lacs baignés de feuilles automnales, des rivières affranchies, des routes en friche, des cours de récréation virevoltantes, des amoureux enlacés, des fleurs butinées, des bois habités, des forêts hantées, des arbres bavards et bienveillants, des clairières païennes, des sentiers dénoués. Ils glissent, s’aiment, vivent, là-haut slalomant quelques part entre les racines du ciel.

 

 

Clocks Were All Broken

Pendant que le navire céleste poursuit sa route, ils sont là, allongés sur le pont inondé d’une douce pluie d’été, les yeux parfois ouverts, le regard dans le vide azur, parfois mi-clos, le temps s’est de nouveau mis au ralenti, comme s’il avait compris qu’il fallait que se prolonge la dernière partie du voyage, comme s’il savait qu’ils n’avaient pas envie de se réveiller, ou de rentrer, ou de dormir, ou de partir. Comme si le temps avait décidé de leur faire encore un cadeau, de leur accorder ces quelques moments intenses et fugaces d’éternité figée. Alors ils savourent ces instants volés à la vie, à la nuit, à la ville, aux autres, mais la mélancolie les gagne malgré tout, malgré les efforts du temps, malgré eux. Si un oiseau s’approchait suffisamment de ce pont craquelé, s’il passait au-dessus de leurs visages au moment où leurs yeux sont mi-clos, alors peut-être verrait-il une larme hésiter sur l’orbite de ces yeux encore émerveillés par ce voyage, ce rêve. Une larme de joie triste. Une larme de tristesse joyeuse. Tout est question de nuance. Et de sens.

 

The Ending

Le commencement, la fin du début, au début il n’y avait ni éther, ni été, il y avait toi, tes rires d’enfant sage, tes cheveux déployés, ma timidité, la beauté, l’avenir, maintenant il y a nous, nos mains croisées, et lui, son ineffable confiance, sa joie de vivre, notre espoir, un futur. Le bateau commence sa descente à travers les nuages, nous croisons une foule d’oiseaux, d’objets volants non identifiés, quelques lumières, la poussière des éphémères, je vais bientôt me réveiller, ou m’endormir je ne sais plus, qui du rêve ou du voyage a commencé, peu importe, la vie ou la nuit peuvent bien reprendre leur cours, je peux m’assoupir ou me lever, partir ou rester, je ne sais plus, qui du rêve ou du voyage a commencé, la musique est entrée en moi, il est peu probable qu’elle en ressorte un jour, elle est ancrée dans mon sang, elle circule dans mes veines. Je ne sais plus, qui du rêve ou du voyage a commencé.

Mon cœur à battre s’est remis.

© Matthieu Dufour