Chronique – The Apartments – No Song No Spell No Madrigal.
Ma chérie (puis-je encore t’appeler ainsi le temps que mon corps s’habitue, que mes mains réalisent, que mes envies s’apaisent, que mes yeux oublient ?).
Il pleut à verse sur cette ville haute et grège qui était la notre il y a encore quelques jours. Nous avons tant aimé ces ambiances automnales, nous serrer sous ton vieux parapluie tordu, rire aux éclats devant la tête de ces passants détrempés et visiblement excédés, trouver refuge dans ce café aux banquettes usées où trône une photo jaunie de Jean-Pierre Léaud (tu te souviens du patron ? Il prétendait avoir été un amour de jeunesse de Françoise Hardy. Je crois qu’il t’aimait bien aussi. Je me souviens, j’étais envieux de sa façon de te regarder, sans timidité, sans fard, comme si tu étais une Joconde pop).
Sois rassurée ma chérie, je ne vais pas t’ennuyer longtemps. J’ai compris que tout était terminé – les matins paresseux dans cette chambre sous les toits, cette vue imprenable sur le parc au prix de quelques acrobaties, ces matinées sans fin, le débit du paquet de cigarettes qui accélère au fur et à mesure que la journée avance, les séances en noir et blanc dans cette salle du quartier, seuls enfoncés dans ces sièges défoncés, Casablanca, Les 400 coups, Le Samouraï ou un Billy Wilder – je sais que tout cela ne reviendra pas mais je veux te le dire encore plein de ta chaleur et illuminé de tes sourires timides, je veux me lire raconter le temps d’hier avant de sombrer dans la tristesse véritable. J’essayerai d’éviter l’aigreur, la jalousie mais je ne promets rien. C’est pour cela aussi que je veux t’écrire encore hanté par ta beauté singulière. Nous ne reviendrons pas en arrière, nous ne réparerons pas nos erreurs, mais je veux me souvenir une fois encore de ces ciels plombés, lourds, de ces ambiances d’hiver sur la ville. Au plafond face à mon regard perdu, les fantômes de Nancy, Elvis, Ava, Nick, Scott et les autres, et en tête nos discussions sans fin sur les mérites comparés de ces chanteuses sixties que tu aimais tant.
Je me suis réfugié pour quelques jours dans cet hôtel un peu décrépi, tu sais celui que où nous allions de temps en temps sur un coup de tête, tout près de notre premier appartement, cette impression de vivre une histoire parallèle, nos envies d’école buissonnière.
Non ma chérie, je ne pleure pas encore, je n’en n’ai pas vraiment envie, je me prends même à sourire en délivrant tous ces mots de mon cœur chaviré. Je me souviens pourtant de cet enfant qui n’est jamais venu, je m’en suis si souvent voulu si tu savais, si souvent j’ai pleuré sur notre sort, je me doutais bien qu’un jour nous en arriverions là. C’était inéluctable. Mais il y a aussi eu toutes ces heures bénies, ces nuits mauves, ces trains détournés au dernier moment, ces rues battues à la recherche d’un improbable restaurant dont tu avais entendu parlé je-ne-sais-où, ces heures bleues, ces matins jaunes, ces ciels de septembre, ces minutes silencieuses, ces nuits blanches et ces insomnies musicales.
Je ne vais pas te mentir, il y aura des larmes, et des regrets mon amour, même si je sais bien qu’il ne sert à rien de refranchir les portes du passé, nous y retrouver pour à nouveau nous perdre, c’est sans fin mon cœur, je sais qu’il faut laisser filer, se souvenir des belles choses, de ta main cherchant un peu de chaleur dans la mienne, de tes cheveux reflétés dans les verres fumés de mes lunettes, je sais bien qu’aucun de mes pauvres mots ne te ramènera ici. Alors oui je voulais te dire cela avant de ne plus pouvoir. Nous étions d’accord, comme tous les autres, pour en finir avant de tomber dans la banalité sordide d’une relation routinière de plus. Tu as eu la force de décider. Comme toujours.
Depuis deux jours j’écoute en boucle le dernier album de Peter Milton Walsh (passer une chanson dix, quinze, vingt fois de suite, cette manie qui t’agaçait tant) : il est la vraie raison qui m’empêche de tomber, là, maintenant sous le poids des coups que tu viens de m’asséner. Tu es la seule fille que je connaisse à avoir pleuré en écoutant les chansons de The Apartments. J’ai toujours cru que c’était un truc de mec, une musique pour les garçons qui refusaient de se soumettre aux diktats d’un rock viril, gras et poilu. Un secret bien gardé, une musique irréprochable mais délicate et gracieuse : des compositions léchées, dorées et mélancoliques, des chansons rares et précieuses. Une musique aux pouvoirs magiques (consoler de la tristesse, faire venir les larmes dans les moments de joie, une machine à remonter le temps amoureux, un trou noir dans lequel il était enfin permis d’être soi-même, d’assumer ses erreurs passées, ses faiblesses, même parfois de questionner Dieu). Un baume pour les épidermes sensibles et les cœurs en vrac.
Alors tout va bien, tu vois, No Song, No Spell, No Madrigal te ramène à moi, ta peau diaphane, tes yeux curieux, ta bouche ciselée, la courbe de ton cou, fine et soyeuse. Oui tout va bien, tant que cette musique reste à mes côtés. L’espoir est là, oh pas flamboyant, pas très en forme, mais fier et debout. Vivant. C’est déjà ça. C’est déjà beaucoup. Une très grande émotion est au rendez-vous de ce nouvel album. La voix et le phrasé déchirants de Peter Milton Walsh me maintiennent à flot, cette voix familière et enfin de retour. Pas loin de vingt ans. Comme un vieil ami trop longtemps perdu de vue qui revient me raconter à l’oreille les dernières années de sa vie. Avec franchise mais beaucoup de pudeur et d’élégance. Une poésie de l’intime, arrangée, orchestrée. A l’écoute de ce disque on se dit que cela valait le coup d’attendre, et que finalement ce n’était pas si long. Tout ici est en effet si familier, cette pop acoustique à la fois lumineuse et nuancée d’éclairs nocturnes, ces accords qui se suivent, se ressemblent et hypnotisent, ces progressions sinueuses et savantes, ces montées poignantes. Cet équilibre complexe et savant entre cordes, piano, cuivres et voix. Mais avec Peter Milton Walsh nous sommes bien au-delà d’une explication rationnelle et technique. Il fait parti de ces rares artistes dont l’œuvre possède un supplément d’âme difficilement explicable, cette capacité de toucher en plein cœur, de ne jamais laisser de marbre. Une émotion commune, partagée entre les fans, mais également propre à chacun, à chaque trajectoire, à chaque sensibilité. Comme il est bon de pouvoir à nouveau se lover dans ces compositions méticuleusement tissées par un artisan qui sait encore prendre son temps et se perdre dans une époque où tout n’est plus que vitesse et précipitations.
La musique de The Apartments est à la fois datée et intemporelle. Elle n’a pas d’âge si ce n’est celui des amours passées, l’âge des adolescents tourmentés ou des adultes fatigués, celui des souvenirs qu’il est bon de contempler mais vain de convoquer à la barre de sa mélancolie. Et pourtant chaque morceau, chaque couplet, chaque mot, chaque accord est intimement rattaché à un souvenir précis, un lieu, un amour, une soirée, une insomnie, un jour qui se lève, une odeur, une émotion, une larme, un baiser ou un frôlement de corps. Ce qui fait de chaque précieux album de Peter Milton Walsh bien plus qu’un disque, un porte-parole unique de sa propre mélancolie et une âme soeur pour dériver la nuit à la recherche de ses ombres. En bonne compagnie.
Alors tu comprendras surement pourquoi je t’écris maintenant et pas plus tard. Je veux profiter de cet étrange état d’entre-deux, de cette lévitation empreinte de déception, de joie triste. Si je me souviens encore de nos émois cascadeurs, de ton insolence tranquille, de ces hivers en pente douce, si j’ai soudain envie de revoir Paris s’enchanter en écoutant ces mélodies imparables et ces arrangements majestueux, je me sens maintenant capable de le faire seul. Enfin je crois. J’espère. Aussi, quand les larmes viendront une fois encore à l’écoute du bouleversant Twenty One, sache qu’elle ne seront cette fois pas pour toi ma chérie. Même si tu y seras forcément pour quelque chose.
La suite nous la connaissons toi et moi, d’autres rencontres, d’autres déceptions, d’autres deuils et la vie qui continuera avec son cortège de pluies acides sur nos cœurs à vif, la route qu’il faudra bien parcourir, apprendre à laisser quelques bagages encombrants sur le bord ou dans le fossé. Avancer, écrire, y croire malgré tout. Avec des artistes de la trempe de Peter Milton Walsh nous ne serons jamais vraiment seuls. Quand à ton tour tu trébucheras ne reviens pas me chercher, je n’y serai plus. A ma place traineront les vielles photos de nos heures folles, un berceau qui n’aura jamais servi et les chansons de The Apartments en suspension dans l’air. Oui ma chérie, quand tu te relèveras pense à nous quand même. Cela ne tient souvent à rien, un fil, un mot, un détail. Mais tu sais, tout ce passé, toute cette beauté sincère, tous ces émois : ce n’est pas rien. Non pas rien. Alors maintenant je peux te quitter moi aussi et ne plus t’appeler ‘ma chérie’. Maintenant je sais : No song, no spell, no madrigal could bring you back to me .
L’important, c’est de rester envie. Malgré tout.
Matthieu Dufour
Le magnifique artwork est de Pascal Blua. Lire ici : Something On Our Mind.
Le disque est sorti chez Microcultures. Lire ici : Label idée.
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