Chronique – Rémi Parson – Arrière-Pays.

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Qu’est-ce qui nous attire dans l’univers d’un musicien ? Qu’est-ce qui nous relie aux mots d’un chanteur ou d’un écrivain ? Au-delà d’un inconscient et de goûts artistiques, de souvenirs irradiés, d’émotions révélées… Peut-être l’impression qu’il s’adresse à nous comme un ami précieux un soir d’ivresse partagée, un de ces moments où le cœur déborde de confidences dont on avait oublié la teneur, la densité et la détermination. Le sentiment diffus, mais palpable, qu’il parle de nous, que ce « je » est en fait un « toi qui m’écoute en ce moment ». Qu’il arrive avec son intuition (extra)lucide et sa plume acérée à mettre les mots justes sur nos errances, nos malaises, nos fantasmes, nos erreurs, nos fautes. Qu’il arrive à décrire avec précision les ombres qui nous suivent, qu’il peut mettre des noms sur nos fantômes. Qu’il sait précisément ce que nous trimballons dans nos lourdes valises.

J’ai beau m’y habituer, je suis toujours troublé par l’idée que quelqu’un que je ne connais pas soit ainsi capable d’extirper des recoins sombres de mes labyrinthes intimes les mots qui s’y cherchent, s’y cognent, s’y bousculent, s’y perdent, s’y entretuent. Quelqu’un capable ensuite de les assembler, de les mettre en ordre. Quelque chose comme un super pouvoir. Comme quand Rémi déclarait vouloir « faire quelque chose de la tristesse, quelque chose d’un peu plus grand ».

Je sais depuis la première écoute de Précipitations que Rémi Parson excelle dans la transmutation de son intime en matière universelle, de son intime en mon intime. Moi non plus, je ne sais « pas trop quoi faire », moi non plus je n’ai pas le Mode d’emploi. Moi non plus je ne sais jamais vraiment quoi dire, « même au creux de tes bras ». Moi non plus je ne sais pas « comment faire pour détendre l’atmosphère ». Je pourrais remplir des pages de ses mots devenus miens. Et il aura beau faire assaut de métaphores futées, tenter de dissimuler ses failles sous du stuc ou des dorures, me mettre sur des fausses pistes, grossir le trait pour tenter de masquer les détails, ou chanter en trompe-l’oreille, rien n’y fera, je serai toujours ce procrastinateur professionnel, amateur de détours, repoussant le moment d’atteindre le Petit jour. Il y a quelque chose d’à la fois déculpabilisant et jouissif dans le fait d’entendre quelqu’un d’autre assumer vos pensées parfois interdites, d’écouter quelqu’un régler vos comptes à votre place.  Mais aussi quelque chose de profondément dérangeant. Comme l’aveu d’un manque difficile à combler. Une honte démasquée.

Quand j’écoute Arrière-Pays, comme quand j’écoute Précipitations ou Montauban, je suis assailli d’envies contradictoires : me saper, sortir, faire le beau, surfer sur les comptoirs, me sentir indestructible à coups de doubles gin tonic, ou m’enfermer à double tour avec une cartouche de clope et des cartons de junk food, éteindre la lumière et maudire les autres en faisant des ronds de fumée dans le noir jusqu’au matin. Prendre le volant au milieu de la nuit pour aller prendre un bain de mer avec lui ou avec elle, envisager de ne pas revenir, ou m’enfoncer au plus profond de mon lit et de la nuit, en écrivant un énième roman dans ma tête.

Quand j’écoute Arrière-Pays, comme quand j’écoute Précipitations ou Montauban, je ressens plus que jamais cette impression (pas si désagréable) de ne pas être vraiment là, de ne pas être engagé avec vous, un pied dedans, un pied dehors, le cul entre deux-chaises, l’âme entre deux mondes, le cœur entre deux vies. Spectateur de moi-même, tantôt brillant dans ce rôle tellement maitrisé, tantôt médiocre dans ce costume tour à tour trop grand ou étriqué. Mélange létal de confiance en soi et de doute. Schizophrénie totale, danse morose et brutale. Comme en transit entre deux incarnations, comme en exil de moi-même, émigré de mon propre destin. Tout en ayant conscience de la vacuité, de l’inanité de toute cette comédie. Car comme le chante Rémi : « de tout ça il restera si peu ».

Faisant une nouvelle fois la preuve du tranchant désarmant de sa plume et de la finesse de son écriture acide, Rémi Parson livre avec ce nouvel album un grand disque d’entre-deux amers, dark, nocturne parfois étouffant mais toujours addictif. A l’heure où les injonctions au bonheur et au bien-être se multiplient dans une grande tentative de culpabilisation de nos cerveaux bouffis et saturés, qu’il est bon de résister à la promesse aveuglante d’une vie apaisée et de pouvoir se réfugier dans des coins plus sombres. Qui est spleen, qui est août ? J’ai choisi mon camp depuis longtemps camarade. Sur trente et quelques minutes intense, Arrière-Pays égrène un chapelet de tubes potentiels portés une fois encore par un sens, qui semble inné, de la mélodie.

Il y a d’abord Mode d’emploi, hymne désarmant, nous embarquant d’entrée dans une virée panoramique en équilibre le long des lignes de fuite d’un inéluctable et humide déclin, comme la chronique d’une fuite en avant faute de trouver les mots pour le dire.

Il y a l’imparable et irrésistible Ronde de nuit, les enthousiasmants Tartare ou Cerise Teatr, mais aussi le brillant Tenebrio molitor.

« Tu rampes comme un remord, Tenebrio molitor

Tu rampes, tu mords, Tenebrio molitor

(…)

Tout ce mauvais folklore, que l’on surjoue jusqu’à l’aurore

Entre des molaires carnivores, le même récit qu’on édulcore

De métaphores réglementaires, pour faire du banal de l’incendiaire »

Et puis il y a la fin, une fin en apothéose poignante, Dos d’âne, où Rémi frôle la divulgation des pages les plus personnelles de son journal intime, une espèce de Parson’s Papers. « Compte pas sur moi » clame-t-il à celui sur lequel il n’a pas pu compter et qu’il ne compte pas aller voir dans son « zoo triste ». Déchirant.

Appelés à la barre le jour du jugement dernier, Barney, Hook ou Robert témoigneront de leur fierté de voir un gamin reprendre avec panache et en français le flambeau d’une ancienne vague dont on pensait que seules quelques médiocres copies avaient survécu. Et si l’on retrouve les nappes frénétiques et planantes de ses synthés, les beats diaboliques des boites à rythme qu’il affectionne tant, Rémi Parson n’a pas oublié qu’il était aussi (avant tout ?) guitariste et c’est à grands coups de cordes martyrisées qu’il lacère nos coeurs éreintés. Poussant le chant plus loin sur certains titres, sans pour autant renoncer à son envie de murmures, Rémi Parson concentre dans ces huit titres tout son (grand) talent au service d’une magnifique mélancolie. Héroïque et sérieuse fantaisie pour un monde à l’agonie, synth-blues pour une époque à bout de souffle.

« J’ai jamais su la fin de l’histoire, la déchéance ou la gloire »

Moi non plus, mais peu importe, car l’histoire est loin d’être terminée.

Hasta la vista Baby…


© Matthieu Dufour


Arrière-Pays est sorti chez ISOLAA, disponible en digital ici : Arrière-Pays. Il sortira en vinyle en décembre.



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