Interview – Agnès Gayraud (La Féline).

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Les retours sur ton album sont excellents dans l’ensemble, tu as senti la rumeur monter sur le web, Facebook, dans les médias ?

Oui c’est vrai c’est agréable, j’ai l’impression que la petite constellation des gens qui me soutiennent devient de plus en plus lumineuse. Je ne sais pas si ça s’enflammera pour autant ! Il y a une part de distance dans mon travail, un choix par exemple dans cet album d’une certaine tristesse qui peut faire que les constellations brillantes restent de petites constellations. Mais j’avoue qu’en ce moment, elles sont hyper chaleureuses, les chroniques sont plus belles les unes que les autres, on sent que les gens ont été touchés, ils s’engagent dans ce qu’ils écrivent, c’est super précieux je trouve. Quelque chose, semble-t-il, a parlé au cœur des gens – la dernière phrase de l’album, dans la chanson « Le Parfait état », c’est aussi ça mon propos dans tout ce disque : le fait que les gens le sentent avec autant d’évidence me ravit. Bref, personne ne m’emmerde avec la froideur des sons de synthés et les années 80 : comme si les chansons dépassaient la question justement. Et là je dis ouf ! Après oui, c’est un disque sombre, pop mais sombre…

Comme la chanson titre « Adieu l’Enfance » par exemple…

Je n’aime pas la joie obligatoire, le côté festif imposé. Il y a des trucs qui me mettent en joie, par exemple Luzmila Carpio, je ne sais pas si tu connais, elle a cette voix des montagnes, cette voix qui te donne le vertige, t’évoque instantanément l’altitude avec son air raréfié. Elle agit immédiatement sur moi, j’ai envie de rire – d’un rire céleste, ivre – , de danser en l’écoutant. En général, je t’avoue, j’ai tendance à aimer la musique de torturés, de gens qui défendent une certaine radicalité, prennent des risques. Mes héros, ce sont Nico, John Cale, Alex Chilton, Fever Ray…. C’est d’ailleurs un dilemme pour moi car je suis plutôt conciliante dans la vie, enfin avec les autres humains, pas toujours avec les idées, mais dans la musique, j’essaie de mettre de côté mon côté conciliateur, d’aller au bout de quelque chose au risque de déplaire à certains. Une amie m’a dit cette chanson est scandaleuse, tu ne peux pas lui parler comme ça à cette petite fille qui t’a construite. Mais en même temps tu as 3 minutes pour dire quelque chose, il faut une intensité, il faut aller au bout. C’est de la pop : tu ne fais pas de la politique ou de la philosophie, pas la peine d’amoindrir ou d’équilibrer les choses. Je vais dans cette direction là dans « Adieu l’enfance », avec cette fin, hors format pop, qui part en grande coulée de lave libératoire. Mais du coup, ma propre chanson peut me donner envie de pleurer si je réfléchis trop à ce que je chante. D’un seul coup, ce que je dis me revient à la gueule !

Justement il y a un lien entre la philosophie et ta musique ?

Oui il y a un lien à la fois fondamental, et en même temps complètement secondaire. J’écris des chansons depuis que j’ai 6 ans, j’enregistrais des compos sur ma mère sur un magnéto d’enfant, genre Playskool. Ma mère est andalouse, elle n’a jamais été chanteuse professionnelle mais elle chantait tout le temps, elle nous apprenait des petites chansons ou des poèmes du Siècle d’Or espagnol, les cantejondos de Garcia Lorca, etc. Elle n’a pas fait de grandes études, elle était ouvrière, mais elle avait cette culture. Chez moi, il y a toujours eu ce rapport assez intense à la musique, à la tristesse transfigurée par la musique ; mes sœurs et mon frère c’est pareil, on peut pleurer ensemble sur une chanson, juste parce que c’est beau. D’ailleurs, parmi toutes mes chansons préférées des Smiths – il y en a plusieurs… —   il y a cette chanson tu sais sur The Queen is dead « Oh Mother I Can Feel The Soil Falling Over My Head… »

« I Know It’s Over » sublime…

C’est ça. A l’époque, quand j’ai découvert les Smiths, j’avais 12-13 ans et cette chanson à la fois très lyrique et un peu excessive dans son lyrisme justement, audacieuse du coup, ça me paraissait fort, dingue… Il y a chez moi un rapport ancien, primitif, pas du tout intellectualisé, très sensible à la musique. Par la suite, j’ai suivi ce parcours philosophique et j’ai fait une thèse sur Adorno, et cela te forge aussi bien sûr. D’autant qu’Adorno est un auteur passionnant à propos de la musique justement. On lui doit l’expression « industrie culturelle », qui pour lui avait un sens très polémique – la contradiction d’une fabrication en série d’oeuvres d’art, réputées uniques, singulières, par essence -, aujourd’hui oublié. Adorno est très critique – mais aussi très profond – à propos de la musique pop dont il observe les débuts. C’est un peu paradoxal de jouer de la pop et de faire une thèse sur ce type qui la détestait, et en même temps j’y ai trouvé ma propre vérité, ce sentiment que beaucoup de musiciens partagent, de quelque chose d’inauthentique dans cette musique – on le sait, c’est de la musique enregistrée, qui passe beaucoup par l’image, c’est de la musique qui prétend sans cesse à l’authenticité alors qu’à partir du moment où tu te mets à répéter 150 000 fois la même chanson ça ne peut pas l’être, tu n’as plus la même intensité. C’est aussi un art complètement pris dans les filets de l’industrie, dans les exigences de la diffusion massive. Mais c’est peut être ça que j’aime dans la pop, ce stigmate dès le départ, ce n’est pas un art sublime, c’est un art humble mais qui a la folie des grandeurs en même temps, et qui n’a jamais ignoré sa part de ridicule, de mascarade. De Prince à Tupac, elle a des rois, mais elle n’a que des trônes en carton, et elle le sait. C’est peut-être aussi ce qui lui donne aussi cette force incomparable : elle sait que les contenus culturels sont périssables et à quel point le langage se fatigue vite. Les disques que j’aime sont souvent ceux qui ont cette conscience en eux. Comme Morrissey qui commence à parler de ses peines de cœur et ses états d’âme à un moment où la pop aurait pu se réifier dans une pose virile sans nuances ou dans la mièvrerie. Et lui, tout à coup, il ramène du lyrisme et de l’ironie, il transforme la donne.

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Ce disque est la preuve que c’est encore possible…

Pour ce disque, tu sais, j’ai mis presque deux ans et demi à finaliser l’enregistrement, j’ai souffert, j’ai cru qu’on y arriverait jamais, mais pas pour cause de manque d’inspiration, plutôt des circonstances humaines et matérielles : il fallait trouver l’endroit pour enregistrer, trouver un label, tu tombes sur un qui te dit « c’est trop spé », un autre qui te dit que le potentiel est plus grand mais que donc il est trop petit pour t’accompagner, j’ai tout le temps eu ça… Et en même temps, toute cette souffrance a donné une nécessité au disque. À un moment tu es naïf : tu penses qu’un DA va débarquer et te dire « tiens c’est ça que tu dois faire », et non il n’est jamais venu, et donc j’ai du choisir toute seule. Et ce qui est intéressant, c’est que tout ce chemin un peu caillouteux, c’est lui qui donne sa nécessité au disque désormais, même si forcément des gens vont dire « ouais bof », moi je sais ce qu’il vaut, je sais ce que j’y ai mis, je l’ai sculpté longtemps, comme un petit diamant noir, je connais ses limites mais aussi sa force. Il est fait de choses très simples, mais chacune a été éprouvée, vécue intensément.

Une des choses que j’adore sur ce disque, c’est que tout est extrêmement distinct et donc présent, chaque ligne, chaque instrument, on entend tout, jusqu’à ton phrasé, cette façon de couper, de scander les phrases, les mots…

Oui c’est assez scandé, je ne sais pas pourquoi ça m’attire, ce truc de tension… Ce n’est pas une musique érotisée, même si je peux adorer les musiques érotiques de Morricone par exemple – écoute son incroyable B.O. Erotico Mistico – là ce n’est pas ça, c’est plus pudique, mais il y quand même l’idée du désir dans la musique : tu ne donnes pas tout, pas tout de suite, même les mots – sachant à quel point le sens est important pour moi – mais j’adore retarder le moment où on a la signification de l’ensemble. En même temps, je ne veux pas que le texte prenne en otage le morceau, il faut laisser de la place aux images, aux évocations purement sonores. Bien sûr, je n’aime pas les textes pourris non plus, du coup c’est peut-être comme ça, au moins temporairement, que je résous le problème : en créant de la tension, en faisant sonner les mots, une tension qui précède le sens, qui le rend désirable au lieu de l’imposer.

C’est peut-être pour ça aussi qu’il y a autant de production musicale, c’est une façon de s’exprimer en dehors du cadre, plus spontanée ?

Sur la quantité, je me demande s’il y a vraiment plus de musique disponible qu’il y a dix ans par exemple où si l’émergence d’internet, des réseaux rend cette production plus visible, je ne sais pas. En tout cas le grand défi c’était ça : arriver à être spontané, vraiment spontané. Avec Xavier Thiry, claviériste de la Féline jusqu’en 2013 et producteur de l’album, on a fait vachement gaffe, on s’interdisait les multicouches ! Même si parfois j’en aurais bien rajouté un peu pour que ça paraisse moins squelettique, plus chaleureux mais voilà la TR sonne comme une TR et elle ne fait pas semblant d’être la batterie de John Bonham. Ces limites nous obligeaient à vraiment bien travailler chaque partie des instruments : s’il y a une basse, il faut qu’il y ait une bonne raison, on voulait que tous les sons, toutes les lignes soient intelligibles, un peu comme dans la polyphonie, tu peux t’accrocher à chaque ligne mélodique séparément. On n’a pas voulu saturer les fréquences, l’espace sonore mais tout ce qui y entrait en revanche devait avoir sa nécessité.

Après le disque, la promo : tu aimes ça ?

Je n’en ai pas une grosse expérience, mais c’est un plaisir avec des gens comme toi, Gonzaï qui me soutient depuis longtemps, Chro, différents blogueurs passionnés comme Lilie Del Sol chez Addicts (à Nantes) ou le petit blog bizontin Songazine. Je suis honorée en fait et curieuse des discussions auxquelles ça peut amener. Dans la mesure où c’est un disque qui a quand même été réfléchi, j’ai des choses à dire dessus, même si je n’ai pas envie que les interviews en soient le mode d’emploi, mais si elles donnent aux gens envie d’écouter, c’est tant mieux ! Et puis j’ai envie de toucher du monde : ce serait dommage que des gens qui pourraient être touchés par ce disque n’y accèdent pas. Après, ce qui peut-être déplaisant dans la promo, c’est quand tu te retrouves en face de gens qui n’ont visiblement pas écouté le disque et n’ont que des questions génériques à te poser… Je n’aime pas trop par exemple qu’on me demande systématiquement mes influences : au bout d’un moment, c’est une sorte de barrage entre ce que tu proposes et les auditeurs. C’est censé donné accès mais c’est plutôt une logique de reconnaissance, alors qu’on devrait chercher plutôt la découverte, la surprise.

D’ailleurs sur ce blog ce qui tourne le mieux ce sont les interviews, plus que les chroniques, je crois que les gens vont chercher cette vérité qu’ils ne trouvent pas toujours dans des chroniques stéréotypées où dont ils doutent de la sincérité car trop élogieuses.

Oui et c’est normal finalement car c’est quand même un art où l’artiste met beaucoup de lui-même donc aller chercher ça dans sa parole, ça ne me paraît pas insensé, même si d’un artiste à l’autre, l’aisance avec cette parole justement peut beaucoup varier. Mais il reste toujours une incarnation, ce corps que l’on rencontre. Bon après, il faut quand même que la critique fasse son boulot ! Trop d’éloges tuent l’éloge mais certains sont mérités et ça fait du bien, surtout à propos d’artistes peu exposés.

D’ailleurs il y a beaucoup d’intime, de toi dans le disque mais il y aussi des chansons qui ouvrent des brèches comme « Zone » ou « Midnight » …

Oui, je ne sais pas si c’est comme ça pour toi, mais le monde extérieur ne m’apparaît jamais plus violent que lorsque je suis justement dans une phase assez introspective, il arrive comme un caillou qui vient briser une fenêtre. La chanson « Midnight » c’est un peu ça ; le monde extérieur qui resurgit comme une violence incompréhensible. Ce n’est pas un hasard non plus si je commence l’album par « Les Fashionistes », c’est le monde social, un monde d’apparence, un peu moiré. C’est un album sur le temps aussi, donc on avance très progressivement, il y a « Zone », c’est intérieur et extérieur à la fois, et « Midnight » c’est vraiment l’image de la vitre brisée : tu es dans ta bulle et une pierre vient te réveiller en pleine nuit, te sortir de ton introspection, de ton intériorité. Ce n’est pas une chanson politique où je dirais quoi faire, il n’y a que de l’impuissance et des questions, mais je ne suis évidemment pas indifférente aux troubles politiques et économiques que nous vivons, ils passent dans mes choix esthétiques, presque malgré moi, je ne ferais sans doute pas la même musique dans une France épanouie intellectuellement, politiquement, économiquement… Mon besoin de pureté vient aussi de cette ambiance un peu torpide dans laquelle nous baignons tous, il prend sens relativement à elle.

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C’est compliqué le songwriting pour toi ?

Ça dépend, parfois ça coule, parfois c’est compliqué et long. Je peux mettre beaucoup de temps pour trouver les mots, des mots qui ne soient pas arbitraires. Tu vois, sur mon blog, je manipule des idées, donc je peux m’étaler, développer les choses, mais dans une chanson, il y a forcément moins de mots : tu dois en permanence confronter les mots à la nécessité de leur présence, à la nécessité affective de ce que tu dis, il faut sculpter les phrases pour dire à ta manière des choses déjà formulées mille fois. C’est plutôt difficile donc, pas douloureux car j’adore ça, mais pas simple. Après, certaines chansons te viennent directement sans réfléchir. Je n’ai pas de recette à vrai dire, pas de procédé.

Tes textes sont à la fois accessibles, des mots simples mais aussi oniriques, il y a des parti-pris d’agencement singuliers comme dans une espèce de rêve éveillé : on comprend tout mais on est ailleurs, comme dans certains romans de Murakami (Haruki) qui mélange réalité triviale et fantastique sans que l’on trouve ça bizarre…

Ça me plaît que tu voies ça comme ça car il y a une volonté de ne pas se laisser écraser par la langue française qui peut être imposante alors qu’il y a plein de choses à essayer. Ça me parle beaucoup cette histoire de Japon. Je n’ai pas envie de faire des phrases au sens littéraire, je voulais écrire très simplement mais par exemple « Dans le doute » j’ai mis des semaines à l’écrire, c’est long de faire simple, c’est plus facile de remplir avec des mots mais je voulais cette écriture à l’os, je ne voulais pas filer des métaphores pour faire joli, je voulais que chaque mot soit justifié, dégraisser, rendre les mots le moins arbitraires possible. En fait, j’essaye de lutter à la fois contre le poétique arbitraire et une forme de littéralité que je trouve aussi autoritaire : être directe sans être univoque. La critique de Télérama parle de textes nébuleux sur le disque, je pense sincèrement qu’elle se trompe, mais il est certain que je n’écris pas non plus comme une certaine chanson française plus portée sur l’anecdote, je pars de situation plus existentielles, plus adolescentes aussi peut-être

Il se dégage une vraie poésie des textes est-ce qu’il y a des poètes qui t’inspirent ?

J’en ai beaucoup lu il y a quelques années : un peu ado et beaucoup vers 20 ans. Tout ce qui est poésie espagnole, Garcia Lorca, des poètes du Siècle d’Or comme Gongora, j’écoutais beaucoup Paco Ibanez qui chantait ces poètes, dans une tonalité assez sombre, avec une vision de la vie presque un peu morbide, mais j’ai toujours trouvé ça très beau. Après je suis une grande fan de Baudelaire, c’est mon petit côté Mylène Farmer (sourire) : j’avais fait ado une chanson avec un de ses textes « À celle qui est trop gaie » (où on comprend que le « poète » se venge de la gaieté d’une femme en lui refilant sa syphilis). Rimbaud oui bien sûr, « Une saison en enfer », « Les illuminations », ça a compté mais aussi des poètes plus contemporains, j’aime beaucoup Jacques Roubaud par exemple : Quelque chose noir (magnifique titre) à propos de la mort de sa femme qui était photographe. J’adore aussi Louise Labbé, une voix plus ancienne, une voix féminine. J’aime moins la poésie trop ludique, l’Oulipo, le lettrisme, trop de procédé, je trouve que ça s’use vite. J’ai découvert récemment Novalis, que je ne connaissais jusque là que de très loin, il y a des choses magnifiques.

Côté littérature…

Je suis une lectrice très lente, je ne dévore pas des millions de livres. Il y a quelques romans qui m’ont beaucoup marquée comme La Peau de Malaparte, Mort à crédit  de Céline, un de mes livres préférés. L’écriture de Céline, honnêtement, c’est déjà du hip-hop : il a un flow, incroyable ! J’aime beaucoup aussi le ton de Russel Banks, dont je n’ai lu que Lointain souvenir de la peau. Je suis aussi une grand lectrice de BD, de mangas notamment et fan absolue d’Osamu Tezuka. Il a été critiqué par la jeune génération, mais il a une œuvre incroyable avec des séries fabuleuses. C’est un humaniste comme je les aime, sans mièvrerie, parfois profondément pessimiste, tragique, avec des histoires folles comme dans MW ou Phoenix, son chef-d’œuvre. Il a traité toutes les contradictions humaines avec une humanité profonde et une part d’innocence placée juste au bon endroit, de l’espoir, pas de la fausse naïveté. La vie de Bouddha, c’est magnifique. C’est pour ça que tu ne pouvais pas me faire plus plaisir qu’avec les comparaisons avec le Japon. Et puis il y a les romans de Tristan Garcia, que je lis parce qu’il m’est proche, mais qui comptent beaucoup aussi dans mon imaginaire, pour un auditeur attentif de la Féline, on peut percevoir qu’il y a des choses qui circulent des écrits de l’un à l’autre; on ne fait pas vraiment exprès, mais on s’influence beaucoup je crois.

Il y a ce côté oxymorique au Japon, un peu partout, je retrouve ça chez beaucoup d’artistes qui me touchent et dans ton disque c’est évident. Il y a également cette dimension onirique, c’est quoi ton rapport aux rêves ?

Je suis assez fantasque dans mes rêves. Cette nuit j’ai rêvé qu’une femme disait à la radio que ma musique était « scandaleuse », un truc d’une violence inouïe. En fait, j’ai un peu l’impression que mes rêves continuent la journée, je ne fétichise pas du tout le moment nocturne, comme si une partie de ma conscience était en activité tout le temps allant d’association en association un peu bizarres.

Dans tes chansons on ne sait d’ailleurs pas toujours où on est, la réalité, le rêve, un monde un peu parallèle, il y a tous ces décrochages…

C’est le monde des affects, affects qu’on a tendance à beaucoup réprimer socialement, et le rêve c’est le moment où l’affect (ré)apparaît. Pas forcément de manière rassérénante d’ailleurs. C’est aussi le rêve de verre, qui éclate confronté au réel et se retourne contre toi. Mais c’est un lieu en tous cas où peuvent devenir plus intenses des choses que la vie sociale fait passer au second plan. Le rêve t’autorise en quelque sorte à vivre autrement ; c’est pour cela qu’il est plus saisissant parfois que la réalité même. Il y a de cette irresponsabilité intense du rêve à la fin du disque, pour moi, dans « Le parfait état », qui fait référence aussi à la drogue. J’avais été frappée en lisant le Malaise dans la Civilisation de Freud, sur l’hypothèse qui y est faite d’une société qui échapperait à sa névrose par l’usage généralisé des narcotiques. C’est une impulsion très ancienne. Tu as déjà ça chez Homère avec les mangeurs de lotus. C’est une sortie à la fois désespérée et réaliste de l’angoisse!

Et la nuit c’est quoi pour toi ?

C’est un moment plus libre, il y a cette part un peu carnavalesque, il y a quelque chose qui s’embellit la nuit, de moins social, où les affectent remontent à la surface. C’est le moment des révélations aussi, où ce qui n’apparaît pas clairement de jour devient évident. J’ai travaillé avec le chanteur Christophe, lui, il vit carrément la nuit, quand tu vas le voir tu restes au moins jusqu’à 3-4 heures du mat’, moi je n’en suis pas encore là mais j’aime la nuit oui. Et puis, il y a la filiation littéraire, quand tu aimes Baudelaire forcément. J’adore aussi une artiste qui s’appelle Fever Ray (la moitié de The Knife) qui a sorti en 2009 un album génial, très nocturne également. Il y a cette super chanson d’Adamo aussi qui s’intitule « La Nuit ». J’adore la première phrase « la nuit tu me parais immense », c’est tout le pouvoir de la nuit oui.

Tes morceaux sont très évocateurs de lieux, d’espaces, de paysages flous, comme une nouvelle géographie…

J’ai toujours bien aimé les cartographies ; tu te souviens de ce truc de Madame de Sévigné, la carte du tendre? J’adore ça. L’idée d’un voyage dans ma psyché c’est temporel évidemment mais c’est aussi spatial. Donc oui, c’est comme une géographie des sentiments, une sorte cartographie… Et contrairement au temps qui est toujours lié à de l’irréversible, la carte te permet le retour en arrière, le détour : au fond c’est très rassurant!

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Revenons à des choses un peu plus terre à terre… L’album est sorti en fin d’année, tu as fêté ça en live en Nouveau Casino, le vinyle arrive enfin après de nombreuses péripétie, c’est quoi la suite ?

Oui j’ai des chansons qui ne sont pas sur l’album et qui demandent à être un peu retravaillées. Mais qui pourraient sortir, je ne sais pas, d’ici six mois ! Mais j’aimerais beaucoup tourner un peu ; il y a un tel retour des gens, lors de la première partie de Daho par exemple, à la release party au Nouveau Casino, qui a été un moment très fort pour moi. stimulant. On nous a invités à quelques festivals dans les prochains mois (Les Embellies à Rennes en mars, les Nuits de Fourvière à Lyon en juin, les Belles Journées à Joué-lès-Tours en septembre). Là, je suis en pleine collaboration avec Mondkopf, on travaille à une reprise… mystère… et à quelques compos à paraître en avril. On a enregistré en début de semaine au Studio Redbull à Paris, c’était top, très excitant, de nouvelles choses vont en sortir, je n’en doute pas.

Tu as joué en septembre dernier avec Matthieu Malon et Summer, tu te sens proche d’autres artistes ?

En fait, Matthieu, je ne le connaissais pas j’aimais bien sa musique, je l’avais vu en concert. Je ne pensais pas qu’il pourrait apprécier spécialement ce que je faisais. J’avais joué l’année dernière à Châteauroux en trio dans un bar roots, sur invitation de l’émission « Oh My Pop ! » sur Radio Balistiq – menée par Bérenger Trompesance qui y fait un super boulot – et dans la salle il y avait Stéphane Merveille, du label de Matthieu, Monopsone, et il a beaucoup aimé le concert, on a discuté, on s’est bien entendus. Le lendemain, il a été pêcher une vidéo de La Féline, ou Matthieu – je ne sais plus lequel des deux a commencé : « Dans le doute », et Matthieu a commenté du style « J’aime pas, j’adore !» ; ça m’a beaucoup touché. Et puis ils ont voulu monter cette date avec Summer. Jean Thooris de Summer, qui est une personne franchement adorable aussi, cultivé, et radical à la fois, a été le tout premier à chroniquer « Adieu l’Enfance » quand le titre est sorti, super chronique. Je ne savais pas à l’époque qu’il était dans Summer. Ça me touche beaucoup que des gens comme ça apprécient La Féline. Mon public ne vient pas trop de la chanson française, en général, il est fait de gens qui ont une culture plus punk, électronique aussi, mais attachés à la pop et à certains artistes français. Et c’est le genre de musique que j’écoute aussi, entre les Dogs, PIL, Fever Ray, Christophe et Hermine quoi ! J’aime bien les extrêmes, jouer dans un endroit huppé comme le Silencio ou alors dans des squats comme on l’a fait avec Cheval Blanc au temps du Cercle PAN !, j’aime ces ambiances, ces contrastes. C’est peut-être pour ça que je n’arrive pas à rentrer dans le circuit traditionnel de la pop professionnalisée en France. Assez rapidement, des pros se sont intéressés à moi, j’avais deux ou trois chansons accrocheuses, mais en même temps, je n’étais pas tout à fait comme il fallait, j’avais aussi des chansons plus barrées, plus dark, en trois langues, j’étais peut-être trop intello, je ne sais pas. Là le disque est nettement plus homogène que ce que je faisais avant… Mais j’ai l’impression que mon karma d’outsider se répète. En tous cas, les francs-tireurs du milieu, eux, me reconnaissent et m’accueillent dans leur giron depuis longtemps, La Souterraine, The Drone, Balades sonores, Gonzaï… Bester Langs, déjà, en 2009, il soutenait La Féline, alors que je ne cadrais pas vraiment avec l’esprit plutôt viril du magazine, mais il s’en moquait, il percevait une vérité dans mon truc et c’est ce qui comptait, et compte encore je crois, pour lui. Je ressens une certaines gratitude pour ça. Je peux te dire que ces gens ne sont pas des suiveurs.

Tu écoutes quoi : des vieux trucs ? Des coups de cœur récents ?

Ça dépend des moments, parfois j’ai besoin de couper pour pouvoir créer. Ma technique en ce moment c’est de n’écouter que des vinyles, comme ça, je vis la chose un peu plus concrètement avec la démarche de mettre le disque de l’écouter, c’est complètement différent d’écouter ça sur un ordinateur. En ce moment, j’écoute Cerf, biche et faon de Julien Gasc par exemple, des bonnes paroles, des harmonies qui me parlent, j’ai acheté le vinyle tout récemment. Je me plonge aussi dans la découverte de chanteuses géniales oubliées comme Timi Youro dont je te parlais, Laura Nyro, Karen des Carpenters. Les nuances de la voix féminine enregistrée dans notre courte mais bien remplie histoire du rock sont passionnantes à explorer.

Tu reviens demain (jeudi 12 Février) pour une Fête Souterraine, une histoire de fidélité…

En effet, c’est une longue histoire de fidélité avec La Souterraine, et au-delà, feu Planet Claire qui s’est intéressée à La Féline dès 2010. Je me sens non seulement fidèle mais aussi fière de ce qu’ils accomplissent en ce moment : la collection d’OMNI qu’ils rassemblent, c’est aussi l’esquisse – non pesante, non contraignante, et ça c’est très important – d’une communauté de musiciens et d’amateurs. Ça c’est un luxe qu’on ne s’est pas permis dans le monde de la musique en France depuis… quand déjà ?

Merci Agnès.


Vous pouvez retrouver la chronique de l’album de La Féline ici : Chronique – La Féline – Adieu l’enfance.

Également en audio  : Chronique (audio) – La Féline – Adieu l’enfance.

Et un texte inspiré de l’album : Adieu l’enfance.

Enfin le live report de la release party au Nouveau Casino : Live report – La Féline.

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