Interview – Orso Jesenska.

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Photo by Marianne Dissard

Chronique – Effacer la mer.


Tu viens d’achever une campagne pour financer ton album sur Microcultures, pourquoi avoir recours au financement participatif ?

Pour que l’album puisse exister dans les meilleures conditions possibles. J’aurais du mal à me résigner à ce que le disque ne sorte pas sur support physique. Il y a eu un peu d’argent pour ce projet mais cela a servi à payer l’enregistrement, le mixage et le mastering. Pouvoir prévendre le disque permet de ne pas trop se perdre, on sait à quoi sans tenir. Il n’y a plus beaucoup de structures qui aujourd’hui peuvent se permettre de telles dépenses et soit on se dit qu’on n’a pas la légitimité pour faire vivre sa musique sans cela, soit on cherche une alternative. D’une certaine façon ces systèmes de souscription ont toujours existé en musique, au cinéma. C’est ce qu’avait fait Casavettes pour tourner Shadows il y a presque 60 ans.

Pourquoi avec Microcultures ?

J’avais déjà participé à plusieurs des projets qu’ils ont hébergés. Il y a quelque chose de très cohérent dans leur démarche, c’est aussi un label dont j’aime beaucoup les artistes. On ne sent pas perdu au milieu de tout un tas de projets avec lesquels on n’a pas grand chose à voir comme sur d’autres plateformes. De fait leur aide a été très précieuse et ce sont vraiment de chouettes personnes par ailleurs.

La sortie est prévue pour quand ?

On commence à y voir plus clair, la souscription a plutôt bien marché et on est assuré d’avoir le financement. Avec les délais de fabrication et ce qu’il reste encore à mettre en place je pense qu’on pourra envisager une sortie officielle vers la fin février.

Quelle était ton intention par rapport à ton premier album, tu voulais évoluer dans quel sens ?

J’avais très envie de sortir du fonctionnement un peu autarcique que j’avais eu pour Un courage inutile. A l’époque j’avais joué de tous les instruments et sur certains titres ça limitait pas mal la musicalité. Je voulais quelque chose de plus ouvert, de plus risqué, et j’avais très envie de travailler avec des musiciens que par ailleurs j’admire. Que cela ait été possible me ravit toujours autant. Les chansons du premier album ont été écrites sur une très longue période, j’en traînais certaines depuis le lycée en fait. Là l’écriture a été beaucoup plus resserrée, quelques semaines au plus. On avait par ailleurs moins de 4 jours de studio pour enregistrer. Je voulais que les morceaux se mettent à trouver leur forme dans le travail avec les autres. Lorsque j’ai écrit les nouveaux titres je les ai maquettés assez simplement avec des arrangements minimaux que j’ai fait écouter aux autres musiciens. Et on enregistrait de manière très directe, sans vraiment de préparation. Mais il n’y avait aucun caractère d’urgence. Paradoxalement, ça a été un moment d’une grande douceur.

Comment travailles-tu : tout est planifié d’avance ou tu te laisses porter par les circonstances ?

Je crois qu’il faut essayer d’un peu se débarrasser de soi et de ses intentions. Il faut arriver à se surprendre parce qu’au fond on se lasse vite de soi. Et pour cela oui je préfère me laisser un peu porter par les circonstances, les petits évènements qu’il faut essayer d’apprivoiser pour espérer garder une part d’indétermination. Comme je te le disais les morceaux n’avaient qu’une forme très provisoire lorsqu’on est entrés en studio. Certains textes n’étaient même pas finis. Et puis quand vous avez la chance de partager vos morceaux avec des musiciens aussi incroyables que Marianne Dissard, Bobby Jocky, Thomas Belhom et Mocke vous savez qu’ils seront recomposés, réorientés. La forme informe, et de fait les morceaux n’existent vraiment que dans cette forme qu’on a construite ensemble. Parfois je jouais le morceau guitare/voix ou piano/voix et ils tissaient par dessus, parfois on jouait en live. Le temps manquant un peu, il fallait se décider rapidement et je crois que cela a été une chance. Certaines versions finalement choisies ont encore pas mal de défauts mais elles me paraissaient les plus justes, même si parfois les contours manquent de précision. Cette manière de faire a permis de ne pas se retrouver trop prisonnier de ces intentions qui parfois enferment. Je suis pas certain qu’en refaisant les voix une dizaine de fois j’arriverais à mieux alors autant ne pas trop traîner.

Artwork by Brest Brest Brest

Artwork by Brest Brest Brest

Tous ceux qui ont écouté sont unanimes : l’album est très beau, comment on reçoit ces compliments alors que l’album n’existe pas encore vraiment ?

Oh je ne l’ai fait écouter pour l’instant qu’à des oreilles bienveillantes, je suis certain que d’autres ne seront pas de cet avis. D’ailleurs je me souviens que pour le premier album, j’avais été assez ému de lire quelqu’un disant avoir été déçu par le disque en regard de ce qu’on lui en avait dit. J’étais un peu sorti du cercle de ceux qui n’osaient pas en dire du mal. Après c’est certain que les chouettes retours que j’ai pu avoir m’ont fait très plaisir. On se dit, c’est déjà ça, quoi qu’il se passe par la suite pour le disque. Ca permet de ne pas être trop frustré s’il passe plutôt inaperçu.

Tu revendiques des influences ?

Beaucoup trop sans doute. Je pourrai raconter que je n’ai jamais écouté Dominique A et que les rapprochements que l’on fait m’étonnent. Mais évidemment il a toujours beaucoup compté. Surtout dans une manière d’envisager le chant, une sorte de lyrisme tamisé, un peu inquiet, un peu tremblant. Il y a tout un tas de choses en musique ou en littérature qui me marquent, certaines me construisent, font naître des désirs et j’essaie d’être un peu fidèle à leur héritage sans testament. Sur le premier album j’avais choisi de commencer par la lecture d’un collage de texte de Henri Calet. C’est un écrivain qui m’accompagne presque quotidiennement, il me console du monde sans rien en cacher. Parfois c’est une phrase, une expression lue ici ou là qui déclenchent un désir de chanson. J’ai l’impression d’y voir plus clair avec certains livres, certains disques ou certains films. J’ai été très marqué par tout un tas de choses qui s’entendent plus ou moins dans mes chansons : Leonard Cohen, Ferré, Silvain Vanot, Mendelson, Bertrand Belin, Bertrand Betsch, Mark Hollis, Caetano Veloso, Pierre Barouh, Paco Ibanez dont je reprends une chanson sur le disque… Pendant l’écriture de cet album j’écoutais beaucoup Grand Salvo et Rachel Grimes aussi. Il y a tous ceux qui vous mettent un petit coup derrière la tête en dynamitant vos habitudes d’écoute et d’écriture. Ca dépasse la musique d’ailleurs, ça peut venir du cinéma, de la littérature aussi.

Tu écoutes quoi en général ? Tu aimes quoi ?

Tous ceux que je viens de citer et bien d’autres. Ceux qui risquent l’échec, qui ont un rapport un peu tremblant avec ce qu’ils font. Je crois qu’il faut travailler à repousser une forme d’efficacité, de démagogie. Ce n’est pas toujours simple. Parfois on a l’impression désagréable qu’on nous sert ce qu’on attend et au bout de quelques écoutes, on voit le truc et cela devient très ennuyeux. Et puis il y a tous ceux qui résistent à cela. Josephine Foster en plus de ceux que je t’ai déjà cités. En France parmi ceux qui m’épatent le plus, il y a Arlt. A la fois des chansons et une théorie de l’art de faire des chansons tout en restant très immédiat. Cette année j’ai beaucoup écouté Cavalo de Rodrigo Amarante, Pain-Noir, Midget, Imagho dont le dernier Half quartet avec Mocke a été un des plus beaux disques de l’année… Des trucs plus pop aussi, le disque de La Féline est un grand disque parce qu’il se tient sur une crête d’où la plupart des autres seraient tombés mais pas elle. Prends une chanson comme Le Parfait État où elle chante « Tu cherches la force, tu cherches le parfait état, accroche-toi », à part elle et Daho je n’en vois pas beaucoup qui peuvent chanter ça sans cynisme. Et puis il y a ceux avec qui j’ai eu la chance de faire ce disque, que j’écoutais déjà avant et dont je me suis beaucoup nourri.

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Photo by Marianne Dissard

Des dernières découvertes, des coups de cœur récents ?

La Souterraine aura été mon fournisseur de découvertes ces derniers temps, Chelvarex, Catherine Herschey, Le Bâtiment… Ceux que j’ai pu découvrir ne sont pas toujours des découvertes, on se rattrape parfois tardivement. Je suis tombé aussi sur quelques chansons de Dear Pola que j’ai beaucoup aimées.

On s’est croisés au concert de Pain-Noir, il y a d’autres musiciens qui interviennent sur ton album : quels sont les autres artistes dont tu te sens proche humainement, musicalement ?

Oui Pain-Noir c’est important ça. J’aimais déjà beaucoup St Augustine et là ça m’a saisi comme un classique, un film de Ford par exemple, qu’on redécouvre avec sa capacité à produire des mondes. Et puis ça a été l’occasion de le rencontrer et c’est certain que je me suis senti très proche de la manière dont il envisage son rapport à la musique. Le premier artiste que j’ai rencontré c’est Tycho Brahé qui est un musicien passionnant et qui a été important. J’ai eu l’occasion de jouer avec Boyarin qui est je crois un des compositeurs les plus incroyables de notre époque, c’est à la fois très sophistiqué et toujours inattendue. Il faut guetter la sortie de son premier album, c’est assez génial. Il y a des groupes comme Elko aussi avec qui j’ai eu souvent l’occasion de jouer à Marseille. Arlt aussi et évidemment ceux avec qui je joue sur le disque.

En matière de cinéma, de littérature, quels sont tes goûts, les œuvres importantes pour toi ?

En allant vite pour m’obliger à en oublier un peu, Henri Calet que je t’ai déjà cité, Luc Dietrich (je lui ai piqué l’expression « un courage inutile » pour mon premier disque), Carson Mc Cullers, Olivia Rosenthal. Puis des lectures plus « classiques », Kafka, Flaubert… En cinéma, Straub et Huillet ont été très importants à un moment, « De la nuée à la résistance » m’a beaucoup marqué. Grémillon, Renoir, Godard, Pialat, Lubitsch, Pasolini, Duras…

Ça semble compliqué aujourd’hui de faire de la musique en France, enfin pas d’en faire, mais de faire écouter et « voyager » son projet vers le plus grand nombre : beaucoup de projets de qualité, peu d’élus, compliqué d’avoir des grands médias, difficulté à trouver des tourneurs… Tu vis ça comment ?

Je me dis surtout qu’avant cela mes chansons seraient restées lettre morte donc je n’y vois pas là un si grand problème. Ca permet de trouver des destinataires même s’ils sont peu nombreux. Il peut y avoir un peu de frustration parce qu’on se rend surtout compte du nombre assez incroyable de projets magnifiques qui restent confidentiels. Mais je trouve ça assez chouette de voir autant de belles choses exister même timidement. C’est plutôt réjouissant en fait. Je crois qu’il faut repousser absolument la moindre aigreur, les moindres passions tristes qui ferait trouver un peu fade les trucs qui sortent du lot. Ce qui « marche » marche, ce n’est pas la peine de se lamenter sur la prétendue médiocrité de certaines choses qui ont du succès. Après c’est certain que les choses sont paradoxales mais je ne suis pas un grand connaisseur de ces rouages, je découvre.

Comment tu vis l’exercice de la promo, les réseaux sociaux ?

Je n’ai jamais eu à faire vraiment de la promo, je réponds si certains me posent des questions mais je n’ai pas eu à me forcer à quoi ce soit. J’aime discuter de musique et de la manière dont j’essaie d’en faire. Les réseaux sociaux c’est assez bizarre parfois, c’est un prisme déformant donc il faut y être avec distance, avec humour, tout cela n’est pas très sérieux.

La suite c’est quoi : une tournée, tu penses déjà à l’album d’après ?

C’est encore plus difficile de trouver des concerts que de sortir des disques. J’aimerai pouvoir jouer plus souvent même si je trouve un peu idiote l’idée que la vérité d’un artiste et de ses chansons c’est la scène. C’est le même écart qu’entre le cinéma et le théâtre au fond. Sinon j’écris déjà les chansons d’un éventuel prochain disque.

Merci Orso.


Chronique du magnifique album d’Orso Jesenska ici : Chronique – Orso Jesenska – Effacer la mer.

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